« J’ai attendu deux heures avant de monter dans une ambulance, trois heures avant qu’on me prenne en charge, et presque quatre jours avant qu’on ne vienne à bout d’un processus qui normalement prend quelques heures voire une journée maximum. »
Deux jours après mon retour de congé maternité, je ressens une douleur abdominale violente.
Un premier appel aux pompiers à 16h30.
Après quinze minutes d’attente et de questionnement, on nous redirige vers le SAMU. Même interrogatoire, mêmes questions : nom, âge, adresse, symptômes…
Puis on nous annonce : “L’ambulance arrivera dans une heure.”
Pendant ce temps, la douleur s’intensifie.
Une heure plus tard, toujours rien, pas d’ambulance en vue et la douleur devient insupportable.
Nous rappelons le SAMU qui nous répond que : « L’ambulance arrive dans 15 minutes. »
À 18h30, elle est enfin là, deux heures après le 1er appel. Et tout recommence : les mêmes questions : nom, âge, adresse, symptômes, situation professionnelle, constantes… L’urgence, elle, continue.
Ce soir-là, je n’ai pas seulement souffert physiquement, j’ai compris à quel point le système médical peut perdre de vue sa raison d’être : soigner/soulager les patients.
Lors du processus de prise en charge, je subis, à ce moment-là, non pas qu’une question de compétence médicale mais je subis surtout le système.
En effet, je vis une succession de ruptures de flux : d’informations, de décisions et de prise en charge.
1. Quand les processus prennent le pas sur la personne
Dès l’entrée à l’hôpital, la mécanique s’enclenche à nouveau :
• 30 minutes environ d’attente avant de pouvoir me faire enregistrer par l’ambulancier
• Une heure d’attentes antécédentes pour la prise de mes constantes.
• Puis, près de 3 heures avant de pouvoir accéder au service des urgences.
Encore une fois, au-delà de la rigueur administrative, je passe d’un interlocuteur à l’autre, sans transmission d’informations claire. Chaque soignant me repose les mêmes questions.
Lorsque j’énonce certains symptômes, l’infirmier s’exclame en souriant : « Ah oui, ça fait mal ! »
Ce n’est pas de la méchanceté, je qualifierais cela comme étant de la dissociation émotionnelle.
Avec du recul, j’ai compris et pris conscience que le système est engorgé. Le personnel, dans le feu de l’action, refoule toute notion d’empathie et d’écoute au profit de la désinvolture.
On se retrouve bloquée dans un processus de production constante de non-valeur ajoutée : le temps, l’énergie, et l’attention sont dépensés sans bénéfice pour le patient.
L’information circule mal, les gestes se répètent, et au bout du compte, la douleur elle continue pour le patient.
Dans le Lean, la valeur ajoutée n’est pas ce qu’on pense livrer ou croit nécessaire de livrer mais c’est ce dont le client, ou ici le patient, demande et a vraiment besoin.
Bref, je n’étais plus une personne à soigner, mais une pièce bloquée quelque part dans ce processus saturé… Oui, j’étais venu m’additionner à un lot de pièces bloquées tellement nombreuses que ces pièces étaient devenues invisibles. Les pièces sont stockées dans une salle commune : six patients, six pathologies différentes. Personne ne s’inquiète de notre confort, de nos besoins primaires et encore moins de notre douleur.
2. Un contraste privé/public frappant
Le lendemain, on m’annonce que je serai transférée dans une clinique privée pour une première intervention d’urgence.
Dès mon arrivée :
• L’accueil se veut poli et courtois.
• On me détaille le déroulement de l’intervention.
• Chaque membre de l’équipe se présente : « Je suis le spécialiste qui va vous opérer, je suis l’anesthésiste, je suis l’infirmière de bloc qui vous accompagnera… »
• On prend la peine de demander si j’ai des questions ou un besoin particulier.
Des gestes simples, de l’attention de la carté, un peu d’humanité, de la politesse et de la considération, rien d’extraordinaire, et pourtant… cela change tout.
Ce n’est pas un miracle, c’est une organisation qui fonctionne, une approche radicalement différente.
Dans le Lean, c’est ce qu’on appelle “le respect des personnes”, un pilier aussi essentiel que la performance. Les équipes se parlent, se respectent, et partagent la même finalité : la sécurité et le confort du patient. Ce que j’ai ressenti là-bas, c’est la différence entre une structure centrée sur les processus et une structure centrée sur l’humain.
En plaçant l’humain au centre, les équipes communiquent mieux, se respectent et avancent ensemble avec un objectif commun : répondre de manière optimale aux besoins du patient et garantir sa satisfaction.
Ce que j’ai observé là-bas, un environnement où le respect des personnes est réellement présent crée une véritable cohésion d’équipe. Cette cohésion devient alors un levier majeur pour offrir une réponse plus juste, plus rapide et plus adaptée à la demande, permettant ainsi d’atteindre un niveau de satisfaction optimale.
En somme, j’ai ressenti toute la différence entre une organisation focalisée uniquement sur les processus et une organisation réellement centrée sur l’humain et donc sur la satisfaction de ceux pour qui le personnel soignant s’est engagé : les patients.
3. Le problème c’est le système
Une fois l’opération chirurgicale réalisée, retour à l’hôpital public : je retombe immédiatement dans un engrenage néfaste. Les soignants ne savent pas dans quel service me placer, ni ce qu’ils doivent faire de moi. Lorsque l’ambulancier qui me ramène demande où il doit me déposer, il obtient pour réponse : « laissez-la, là ! ». « Là » signifie ce bout de couloir sombre où on était.
L’ambulancier, compatissant et bienveillant, insiste auprès de l’équipe des urgences jusqu’à obtenir le service pour pouvoir m’y déposer. Car, il sait que sinon, je resterai dans ce couloir pendant des heures voire des jours. Il aurait pu me laisser sur un brancard dans un couloir mais il ne l’a pas fait.
Ce geste, humain, volontaire, va à contre-courant du système, il a agi immédiatement, sans attendre l’autorisation d’un protocole.
Mais combien de soignants peuvent encore se permettre cette liberté, dans un système saturé, épuisé, sous pression ?
4. Et ceux qui n’ont pas le choix ?
Le contraste entre l’hôpital et la clinique a été saisissant. D’un côté, j’ai eu droit à de la considération, à une communication claire, à des soins dans la dignité, de l’autre, j’ai eu le sentiment de ne pas être prise en considération
Mais qu’en est-il des personnes qui n’ont ni mutuelle, ni moyens, ni accès à ces établissements ? Faut-il avoir les moyens pour être bien traité ? Faut-il payer pour être regardé comme une personne et non un dossier ou une pièce ?
5. Le Lean comme solution
Avant toute chose, il est important de préciser que l’objectif de cet article n’est pas d’accabler l’hôpital, ni de remettre en cause le travail des équipes soignantes. Ce qui précède relate une expérience ponctuelle que j’ai vécue à un moment donné, et exclusivement au sein du service des urgences. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une généralisation, ni d’une opposition entre le privé et le public.
Néanmoins, mon histoire n’est pas une exception. Elle n’est pas propre à un hôpital, elle concerne toutes les structures qui, un jour, ont oublié leur étoile du nord.
Cette expérience m’a appris une chose : le problème n’est pas systématiquement un manque de vocation mais c’est un système mal conçu qui empêche le personnel soignant d’exercer pleinement leur mission.
Le Lean peut-il être une solution pour palier aux difficultés rencontrées dans la santé ? L’exemple d’un hôpital en Belgique
Le CHU Dinant Godinne en Belgique est l’exemple même qu’avec le Lean on peut obtenir des résultats significatifs, notamment dans le cas d’une unité de soins qu’ils ont pris pour exemple. Comme expliqué par les responsables de l’établissement dans cette vidéo, ils ont :
- changé leur vision : ils se sont rendu compte qu’avant ils étaient focalisés sur l’amélioration de l’organisation et très peu sur le patient. Ils ont donc établi leur nouvelle étoile du nord : la qualité et la sécurité, la gestion du personnel et la gestion financière ;
- mis en place du coaching des équipes terrain ;
- réalisé des observations terrain par la direction et le middle management ;
- réalisé des 5S au sein des différentes unités de soins et directions ;
- défini de l’auto-qualité à chaque niveau d’intervenants (infirmières, aides-soignantes, techniciens de surfaces…) ;
- transformé leur gestion managériale notamment avec la formation de l’infirmière en chef d’une équipe de soignants sur la résolution de problèmes , ainsi que la mise en place d’un management visuel accompagné d’un point quotidien au sein des unités de soins.
Les résultats obtenus :
• 100 % des patients obtiennent leurs médicaments dorénavant avant 9h30 contre 10h30 auparavant. Par ricochet, les patients ne sollicitent plus, voire très peu le personnel via les sonnettes pour obtenir des cachets contre la douleur.

• La distance parcourue par les collaborateurs par tour a diminué de 60 %. Ils ont également réussi à réduire la durée de leur tour de 40 % ainsi que le nombre de déplacements à non-valeur ajoutée de 92 % (25 déplacements par tour au début du projet contre 2 déplacements par tour après l’implémentation).
Mais aussi à réduire le nombre de plaquettes de médicaments manquantes qui obligeait à faire des aller/retour entre les postes de soins et les chambres des patients.



Ce gain de temps a permis aux équipes de se dégager du temps pour bénéficier de temps de pause mais cela a permis également à l’hôpital de réduire significativement les heures supplémentaires de l’unité de soins (32h/semaine en novembre 2012 contre environ 6h/semaine en février 2013).

• La réalisation de 5S ainsi que la mise en place d’un système de kanban a permis de réduire les achats d’un million d’euro.

L’engagement de la direction, le point quotidien et le management visuel ont favorisé d’une part, une meilleure communication entre les équipes tournantes, mais aussi une augmentation des incidents remontés, de l’ordre de 5 à 10 incidents par an avant, contre environ 400 après le déploiement du Lean. Les équipes se sentaient plus en confiance pour signaler les incidents observés et ces signalements étaient accompagnés de résolutions de problèmes (PDCA) pour éviter que ces erreurs ne surviennent à nouveaux.

Ci-dessous la liste, d’un point de vue micro, de quelques résultats obtenus :

Et d’un point de vue macro :

Par la suite, ces résultats ont motivé les équipes à poursuivre la démarche, alors qu’elles étaient au départ réfractaires à se poser pour prendre le temps de réfléchir à des améliorations.
Il a été plus facile de leur demander d’améliorer l’expérience du patient que de leur demander d’améliorer les process comme c’est souvent le cas
Qu’en pensez-vous ?
Sarah Noumi