Dans le tumulte prévisible des grandes périodes commerciales, un phénomène discret mais décisif s’accentue : la difficulté pour les entreprises de sortir du lot au bon moment.
Non pas en redoublant de bruit, de bannières ou de promotions tapageuses, mais en accomplissant quelque chose de bien plus exigeant : répondre précisément à ce que le client espère, au moment où il est prêt à l’entendre, et non lorsque l’entreprise choisit de l’interrompre dans ses pensées.
C’est de cette rencontre délicate entre le souhait intime du client et la capacité du fournisseur à le satisfaire avec justesse, que naît l’avantage concurrentiel.
Le récent article du BCG nous montre un paysage où les entreprises tentent de s’adapter, parfois avec pertinence, parfois avec un retard déjà visible. Il offre un prisme idéal pour examiner ce que les organisations ont réellement compris de la Voix du Client et ce qu’elles continuent obstinément à ignorer.
Exactement ce que le client veut
Les entreprises du retail ont déjà fait beaucoup pour comprendre ce qu’attendent leurs clients. Ainsi, les retailers ont renforcé la précision de leur offre. Les algorithmes trient désormais plus finement les préférences, les catalogues s’organisent, les recommandations ne sont plus des approximations grossières. On sent l’effort pour donner au client ce qu’il cherche : un produit clair, ciblé, reconnaissable.
Pour autant, cette justesse reste souvent technique, elle n’a pas encore l’élégance d’une solution parfaitement ajustée. Et la justesse technique s’efface parfois piteusement devant des trahisons… techniques. Cloudflare, AWS, Microsoft Azure, UPI, Paypal ont parfois donné des sueurs froides à l’échelle planétaire.
Quand il le veut
Le marché a compris que le client n’attend plus le coup de gong du vendredi noir pour se mettre en mouvement. Les enseignes se sont donc avancées : elles communiquent plus tôt, elles étalent les promotions, elles adoucissent le pic. À peine les juilletistes partent-ils en vacances que les articles de la rentrée des classes investissent le point d’entrée des supermarchés. Halloween se « lance » fin septembre. Les citrouilles à peine finies de creuser que Noël s’annonce… En commençant par le Black Friday qui grillera la politesse au Beaujolais nouveau.
Elles ont amorcé le mouvement vers la temporalité « idéale » du client, en même temps qu’elles amènent progressivement le client vers leur propre temporalité. En effet, les entreprises restent tributaires de leurs propres contraintes comme du rythme réel de la demande. Non, il n’est pas encore question de déplacer les dates de Noël et de la Saint Valentin !
Où il le veut
Le progrès le plus spectaculaire porte sans doute sur le lieu de l’interaction avec le client. Magasin, web, application, retrait en consigne, livraison express, livraison lente mais moins chère : tout semble avoir été imaginé pour rencontrer le client là où il se trouve. C’est une victoire majeure pour le client. Si autrefois il pouvait ressentir un certain temps la montée de son désir, il faut bien admettre qu’aujourd’hui, la seule limitation porte sur les moyens financiers de l’assumer. Ainsi, l’offre s’approche du quotidien du client plutôt que d’exiger son déplacement.
Une société de consommation indécise
Tous ces progrès sont parfois insuffisants et parfois excessifs. Le monde du retail se cherche. La société de consommation est elle-même parcourue de courants antagonistes.
Le client ne cherche pas un catalogue démesuré, ni un océan de promotions.
Il cherche un produit qui est exactement celui qu’il lui faut. Il s’agit de trouver la justesse avant la puissance. C’est une quête de précision, pas de volume. L’effort à venir consiste donc à passer de la mécanique de réduction de prix à la mécanique de réduction d’erreurs — ce qui est profondément un travail de Lean management.
Livrer vite est facile. Livrer au bon moment est difficile
Le client n’a pas soif de vitesse ; il a soif d’adéquation : un rendez-vous qui s’insère sans friction dans sa vie. Amazon l’a bien compris en commençant, timidement, à proposer une date de livraison qui ne sera pas systématiquement à J+1.
La prochaine étape pour les entreprises consiste donc à synchroniser leurs flux avec la temporalité du client plutôt qu’avec les impératifs internes. Il s’agit d’offrir une exactitude temporelle, pas seulement une rapidité. Malgré l’essor du télétravail, le temps est tout de même venu où il ne devrait plus être nécessaire de poser un jour de congé pour se faire livrer une commande par les anciens « maîtres du temps ».
Limitez mon intervention !
C’est un fait mis en avant très régulièrement : nous faisons de moins en moins d’exercice physique. Pour regrettable que soit cette situation du point de vue de la santé publique, il reste tout de même nécessaire d’abaisser la topographie du parcours client. Chaque détour, chaque retour à l’expéditeur, chaque parcours en zigzag est une petite défaite silencieuse.
Le client attend désormais que le service trouve son chemin jusqu’à lui, naturellement, sans effort, comme si la valeur savait s’inviter d’elle-même dans son quotidien. C’est là que se jouera la prochaine bataille concurrentielle.
La variabilité, l’amie de l’épuisement logistique et des défauts
La société évolue à une vitesse folle, mais comme je le dis peut-être imprudemment, il n’est pas question de déplacer la date de Noël. Ainsi, cette situation, tout à fait satisfaisante en ce qu’elle constitue un point de repère, une stabilité rituelle pour la société, pose un petit problème pour sa cousine : la société de consommation.
Ces différentes fêtes, ces traditions ritualisées provoquent invariablement des secousses du marché. Et les entreprises vivent encore au rythme des secousses du marché. Telles des victimes consentantes, elles subissent et génèrent la valse des pics promotionnels en essayant de canaliser le courant. Les consommateurs étalent leurs achats : c’est une magnifique occasion de lisser les flux, mais pas si simple à exploiter.
La surcharge est acceptée comme une fatalité
Chaque année, les équipes sont précipitées dans une course folle. La surcharge n’est pas une anomalie. C’est une tradition, comme Noël.
Or, un système en surcharge produit mécaniquement des défauts, des retards, des excuses, et donc de la déception. Il faudra tôt ou tard inverser la logique : commencer par la prévisibilité et la stabilité, puis seulement ensuite par l’ambition commerciale. Comme on le dit souvent avec légèreté : il n’y a pas d’amour, mais que des preuves d’amour. S’il n’est pas nécessaire de se couvrir de cadeaux le 25 décembre, il y a quand même loin de la coupe aux lèvres avant de manger de la dinde aux marrons le 21 juin, au moins dans l’hémisphère nord.
Le gaspillage est une nécessité
Ainsi, la frénésie consumériste de cette fin d’année engendrera-t-elle des retours massifs, ruptures absurdes, stocks surdimensionnés, livraisons doublées, achat d’impulsion annulé vingt minutes plus tard… Avec elle son cortège de gaspillages du temps des employés. Cela n’a rien d’accidentel : les gaspillages sont la conséquence naturelle de la variabilité (Mura) et de la surcharge (Muri).
L’analyse du BCG montre clairement que les clients ressentent ces défauts comme des irritants — ce qui signifie qu’ils les considèrent déjà comme des opportunités de choisir un autre fournisseur.
L’un des deux piliers du TPS (Toyota Production System) a sans doute un éclairage à nous donner : le Juste-à-Temps n’est pas une frugalité naïve. Il nous invite à résoudre les problèmes pour fournir la valeur avec une précision chirurgicale. Il exige une offre débarrassée de ses artifices, centrée sur l’essentiel : donner au client la solution qu’il attend, sans surplus, sans manque, sans errance.
L’étalement des recherches, la montée en puissance des outils de comparaison, la quête du moment idéal… Tout cela dessine un marché où le flux doit suivre le rythme du client, pas l’inverse.
Le juste à temps nous invite à chercher l’harmonie : être prêt exactement quand le client l’est. Et tant pis si Noël aura lieu le 25 décembre pour l’essentiel de la planète. Encore une fois, la maîtrise des délais devra être au rendez-vous, avec des systèmes qui savent où se trouvent leurs produits, à quel moment ils seront disponibles, et en quelle quantité — et qui l’annoncent sans ambiguïté.
L’exigence est grande, mais la récompense est immense : la confiance. Voilà ce que tirent les 5 axes de la voix du client : la confiance du client et sa fidélité.

Passer du toujours plus au « juste-ce-qu’il-faut »
Les entreprises qui souhaitent émerger dans les années qui viennent devront renoncer à la logique du toujours-plus pour adopter celle du « juste-ce-qu’il-faut ». Et il y a une infinité de variantes ajustées entre un Amazon et les supermarchés d’URSS avant la chute du Mur !
Elles devront écouter la Voix du Client non comme une enquête de satisfaction, mais comme une carte du monde idéal, et mesurer honnêtement les écarts qui les en séparent. Une infinité de client n’est pas un appel à une production infinie.
Rien ne sera donné. L’effort conceptuel est sans doute plus violent au sommet de l’entreprise qu’à sa base, là où les problèmes seront résolus. Le management devra accepter des changements de paradigmes un temps plus tôt. Ces nouveaux paradigmes, le management devra les extraire de la voix de ses clients. C’est l’une des conditions pour faire la course en tête. Et dans ces changements, quelque chose d’essentiel se joue : la réduction de l’empreinte écologique du commerce.
Moins de retours, moins de transport, moins de stock inutile, moins de gestes vains. Il y a 20 ans, c’était une nouvelle exigence. Aujourd’hui, elle est encore loin d’être satisfaite. L’avantage concurrentiel de demain aura le parfum de la sobriété : une valeur parfaitement ajustée, délivrée sans excès, au moment juste, pour le besoin juste.
C’est à la fois une démarche Lean, une démarche stratégique, et une démarche durable. Étonnamment, ce fait est absent de l’article du BCG.
Frédéric Buono