En 1944, l’OSS, devenu CIA par la suite, éditait un petit manuel de sabotage en vingt-deux techniques plutôt simples et difficilement détectables : « Simple Sabotage Field Manual1 ». Elles ont démontré à travers le temps leur stupéfiante efficacité pour décourager les bonnes volontés, dégrader les performances et perturber gravement la production. Un véritable manuel d’anti-management.
Pourtant de nos jours, de nombreuses entités, grandes ou petites, publiques ou privées, les appliquent spontanément, avec une constance aussi systématique que déconcertante. En fait, les dirigeants et le management qui les promeuvent ne voient pas que certaines de leurs actions et décisions de chaque jour sont autant d’actions de sabotage par eux-mêmes de leur propre activité. Actions de sabotage qui, bien sûr, ne sont pas perçues comme telles, et qui sont toujours justifiées par d’excellentes “raisons logiques”. Ces raisons s’appuient sur des routines de pensées justement impensées, c’est-à-dire autant de biais cognitifs qui expliquent la pérennité de ces comportements.
J’ai donc enrichi ces recommandations de sabotage, un peu trop succinctes à mon goût, de quelques conseils très concrets de mise en pratique, en italique.
Je fais suivre, pour chacune de ces recommandations, des principaux biais cognitifs qui justifient et « expliquent » le choix du sabotage plutôt que celui d’une action différente, en référence à la liste présentée ici. Je poursuis par une brève description des impacts et des conséquences du sabotage, illustré par quelques exemples issus du monde de l’entreprise ou de la vie courante.
Bien qu’il nous soit fort aisé de repérer les biais cognitifs dont sont victimes les autres, nous n’échappons que très difficilement à nos propres biais cognitifs, qui ne peuvent être combattus ni par le raisonnement, ni par la morale. C’est même un biais cognitif en soi (n° 23, « Biais de la tâche aveugle »), que de se considérer comme moins biaisé que les autres : par exemple, parmi 1200 conducteurs de 70 ans et plus, 42,7 % estiment être meilleurs conducteurs qu’ils ne le sont réellement.
Le seul moyen efficace est de se confronter soi-même au réel, à la situation concrète, et de constater alors l’écart entre notre pensée initiale et ce que nous constatons. Le lean management, entre autres vertus, propose des antidotes à ces facilitateurs de sabotage que sont les biais cognitifs. Je présente donc ensuite la nature des concepts lean qui s’opposent à ces techniques de sabotage, pour enfin préciser avec quels outils et leviers lean les contrer en changeant nos pratiques….
Également disponibles ici, une bibliographie des vingt auteurs les plus inspirants : essayistes, neuroscientifiques, psychologues, sociologues, statisticiens, sur les décisions absurdes, les biais cognitifs, les neurosciences et le lean management. Ainsi qu’une liste détaillée des différents biais cognitifs et de leur manifestation sur notre réflexion.
Nos biais cognitifs sont constitutifs du premier de nos deux systèmes de pensée : très rapides, automatiques, très souvent efficaces, adaptés aux décisions routinières ou rapides, très économiques en énergie et en temps. Leur mobilisation est immédiate, leur logique apparemment évidente ne demande aucun effort. Ils sont conçus pour nous éviter toute réflexion et nous aider à prendre une décision rapide. Sans ce « système un » de la pensée, notre vie quotidienne serait un enfer devant la multitude de micro-décisions à prendre chaque instant. Cependant, comme nous le verrons, ils conduisent parfois à des décisions non seulement complètement stupides mais de plus répétées.
La pratique de résolution scientifique de problèmes est constitutive du second de nos deux systèmes de pensée : réfléchi, besogneux, adapté aux analyses et décisions exploratoires, très consommateur en énergie et en temps, contre-intuitif, il produit des découvertes, des changements d’avis et des évolutions. Le mobiliser réclame un effort délibéré, un apprentissage et une pratique régulière. Sans ce « système deux » de la pensée, nous serions, soit toujours bien à l’abri de nos cavernes sans feu, soit exploités par des manipulateurs sans scrupules. Le lean management est l’un des cadres mentaux qui en favorisent la pratique.
Saboteur ou Lean, choisissez qui décide, entre votre système un et votre système deux de pensée.
Retrouvez le premier billet de la série : « La catastrophe de Tchernobyl expliquée par les biais cognitifs » ici.
A suivre dans de prochains épisodes :
« Sabotage, biais cognitifs et Lean : techniques de sabotage à l’usage des dirigeants » puis : « Sabotage, biais cognitifs et Lean : techniques de sabotage à l’usage des managers et superviseurs«
Les 116 biais cognitifs répertoriés par Christian Ignace sont ici.
Manuel de sabotage de la CIA
Techniques de sabotage à l’usage des dirigeants :
1.Insistez pour que tout passe par des canaux officiels. Ne permettez pas que des raccourcis soient pris pour faciliter la prise de décisions.
2.Faites de longs discours. Parlez aussi longtemps et aussi fréquemment que possible.
3.Soumettez systématiquement tout sujet de réflexion et toute décision à prendre à un comité. Faites en sorte que les comités soient le plus large possible, pas moins de 5 personnes.
4. Posez des questions non pertinentes ou hors sujet aussi souvent que possible.
5. Soyez tatillon sur les formulations précises de chaque communication.
6. Revenez sur des sujets clos dans les réunions précédentes, et tentez de rouvrir les débats.
7. Incitez à l’immobilisme. Soyez le moins réactif possible, encouragez vos collègues à être passifs, évitez toute décision qui pourrait causer de l’embarras ou des problèmes dans le futur.
8.Inquiétez-vous de la légitimité de chaque décision : posez la question de savoir si telle action relève ou non de la compétence du groupe, et inquiétez-vous publiquement du fait que cela pourrait être une action en conflit avec la politique de vos supérieurs.
Techniques de sabotage à l’usage des managers et superviseurs :
9.Demandez systématiquement des instructions par écrit.
10.Faites en sorte de ne pas bien comprendre les ordres.
11.Faites votre possible pour retarder l’aboutissement d’un maximum de tâches déjà entamées.
12.Ne commandez pas de nouveau matériel avant d’avoir épuisé votre stock, afin que le plus petit des délais puisse provoquer un arrêt prolongé de la production.
13.Commandez les matériaux de la plus haute qualité possible, chers et difficiles à obtenir.
14.Vérifiez que les tâches importantes ou complexes soient bien attribuées aux collaborateurs les plus récents dans le poste et les moins bien formés.
15.Insistez sur la perfection pour des produits insignifiants.
16.Provoquez des erreurs de logistique afin que les mauvaises pièces arrivent au mauvais endroit.
17.Quand vous entraînez les nouveaux arrivants, donnez-leur des informations incomplètes, obsolètes ou incompréhensibles.
18.Pour démolir le moral de l’équipe, et par conséquent, la production, ne félicitez jamais l’équipe ni personne, ne reconnaissez aucun effort fourni, ne mettez en valeur aucun progrès.
19.Planifiez des réunions et des conférences quand il y a des actions critiques à effectuer.
20.Multipliez la paperasse.
21.Multipliez les procédures et contrôles nécessaires. Veillez à ce que trois personnes soient nécessaires pour approuver la moindre décision
22.Appliquez le règlement à la lettre.
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