Réindustrialiser un pays. Que retenir de l’exemple japonais ?

Réindustrialiser un pays. Que retenir de l’exemple japonais ?

En 1950, le Japon n’a pas grand-chose. Son industrie est détruite, ses produits sont synonymes de bas de gamme et le pays tente encore de se relever de la guerre. Trente ans plus tard, il est devenu une puissance du G7. Ses automobiles, ses appareils électroniques et ses aciers sont reconnus dans le monde entier pour leur qualité et leur fiabilité.

Changer la culture industrielle

Un peu de contexte d’abord. Après l’échec des tentatives américaines de reconstruction à l’issue de la Première Guerre mondiale, une autre approche avait émergé en 1950 : la paix durable passerait par la prospérité économique. En Europe, ce fut le plan Marshall. Au Japon, un plan industriel ambitieux, rendu possible par la rencontre entre des industriels en quête de solutions et un statisticien américain, Deming.

Celui-ci était missionné par le général MacArthur pour aider à reconstruire le réseau téléphonique du pays sur des bases solides et fiables. Les industriels japonais, intrigués par sa démarche, demandèrent au gouvernement américain de bénéficier de son aide pour refonder leur industrie. C’est ainsi qu’a lieu, en juin 1950, une conférence restée historique destinée aux dirigeants des grandes entreprises du pays, “Management Seminar on Statistical Quality Control« .

Il y fait passer plusieurs messages sur la qualité, le management, les statistiques, etc… Quelques extraits qui sont toujours d’actualité :
Sur la qualité :  « L’amélioration de la qualité réduit les coûts, augmente la productivité et la compétitivité. » Il précise un peu plus loin les bénéfices à en attendre : « La gestion de la qualité a pour but de produire de manière économique des biens que les acheteurs souhaitent.
• Économique signifie produire à bas coût, en éliminant les gaspillages, en réduisant les défauts, en accélérant la production et en utilisant au mieux matières et machines.
• Utile signifie que la qualité et la conception correspondent à ce que le marché demande. »

Sur l’engagement des dirigeants :
« Cependant, quelle que soit l’excellence de vos techniciens, vous qui êtes des leaders, vous devez vous efforcer de faire progresser la qualité et l’uniformité des produits si vous voulez être en mesure d’apporter des améliorations. La première étape appartient donc au management. Il n’en sortira rien si vous vous contentez d’en parler. L’action est importante. »

Sur les statistiques :
Deming en parle beaucoup ce jour-là. Il me semble que cette partie du discours est datée, d’un point de vue historique, car la capacité à trouver des données et à les analyser, dans les années 50, n’a plus rien à voir avec ce que l’on sait faire aujourd’hui.

On peut quand même méditer sur le conseil suivant : « De même, on peut reconnaître que sans une utilisation efficace, toutes les connaissances statistiques japonaises modernes ne seraient pas utiles à l’avancement des produits, à la qualité des produits ou à l’uniformité des produits. Vous devez tous rechercher des personnes qui ont à la fois des connaissances statistiques et une excellente expérience des connaissances techniques et les employer dans les usines. »

L’effet du séminaire a été déterminant sur l’émergence d’une nouvelle culture industrielle, portée par les dirigeants de Sony, Fujitsu, Toyota, etc…

La formation des ingénieurs
En juillet 1950, la JUSE (Union of Japanese Scientists and Engineers) prend le relai. Elle construit avec Deming un programme de formation que vont suivre 20 000 ingénieurs et managers japonais en 10 ans. Ils y découvrent que les défauts ne sont pas une fatalité, mais qu’ils révèlent souvent une cause précise que l’on peut comprendre et éliminer. C’est une rupture culturelle : on ne cherche plus la perfection immédiate, mais le progrès constant.
Ces formations se diffusent dans toutes les industries (Toyota, Nippon Steel, Sony, etc…) et vont impliquer des centaines de milliers d’ingénieurs, de contremaitres mais aussi d’opérateurs. En clair, la JUSE a été le bras opérationnel de la révolution industrielle au Japon. Elle aura permis de voir au-delà de l’investissement dans les moyens de production en initiant une véritable révolution culturelle et managériale, qui fera du Japon un modèle mondial et un membre incontesté du G7.

Réindustrialiser en 2025

La France, comme l’ensemble de l’Europe, cherche aujourd’hui à se réindustrialiser. La pandémie a révélé la dépendance critique de nos chaînes de valeur. La transition énergétique comme les risques de guerre exigent de reconstruire des filières entières. Pour relever ce défi, nous ne pouvons pas seulement miser sur des plans d’investissement ou sur la relocalisation, nous avons aussi besoin de méthodes industrielles performantes.

Grâce à mes réseaux lean (Institut Lean France, Operae, groupe Cubik), je pratique régulièrement le gemba, la visite de site avec un regard lean. Je vois des patterns récurrents contre lesquels nous pourrions nous battre.

En voici deux, parmi beaucoup d’autres :
Une culture de la qualité qui n’impressionnerait pas Deming : « Je souhaite réduire le coût de mon service après-vente. C’est-à-dire ? Je vais l’outsourcer. Et, à titre de curiosité, pourquoi vos clients ont besoin du SAV ? Comment voulez-vous que je le sache ? » Tout cela pour constater que les principaux défauts sont faciles à identifier et peut être même à prévenir.

Une culture du flux tiré étonnante : « Voici mon plan de production. Intéressant, combien de pièces (voire même de quelle nature) devez-vous sortir aujourd’hui pour être au rythme de vos clients ? Comment voulez-vous que je le sache ? » C’est ainsi que l’on voit des produits semi-finis partout, des expéditions très en retard et du personnel qui court partout sans que l’organisation ne les aide à livrer.

Le Japon avait la JUSE. Peut-être est-ce cela qui nous manque aujourd’hui : une structure capable d’organiser la montée en compétence à grande échelle des ingénieurs et des managers et de faire de la qualité le moteur de notre réindustrialisation.

Marie-Pia Ignace

Lisez Le Lean management au service de l’ambition industrielle sur Les Echos.fr

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