Le télétravail est tombé sur la tête des salariés un jour du mois de mars 2020. Aucune entreprise n’était prête à fermer ses bureaux et à continuer à fonctionner avec tout ou partie de ses salariés à distance. Chacun a appris en marchant : les DSI ont mobilisé et mis à disposition les moyens qui permettaient de se connecter aux systèmes de l’entreprise, les chefs de projet ont appris à coordonner le travail grâce à des réunions sur Zoom ou Teams, les commerciaux ont obtenu les moyens de signer des contrats à distance, etc…
Ce grand désordre aura conduit notre société à s’approprier tout un volet des technologies digitales bien plus rapidement que le rythme antérieur ne le laissait présager. La transformation technologique ne s’arrête pas à la possibilité de travailler ensemble mais à distance, loin de là. L’internet des objets par exemple, ou encore la génération de connaissances par le travail des données, vont révolutionner le monde de l’entreprise et leur appropriation n’a pas « bénéficié » d’un effet covid.
Je vois en revanche un apport certain du lean dans l’intégration des nouvelles technologies dans nos modes de travail quotidiens. Il s’agit ici de mettre en œuvre le principe au cœur du lean management : « First we build people, second we build cars », maxime de Fuji Cho, l’un des Présidents de Toyota. La formulation n’est pas très élégante mais l’idée est partagée très largement au sein de l’entreprise. A un visiteur qui lui demandait quel était le coût du Kaizen, un manager de Toyota a répondu avec étonnement :
“We will never focus purely on cost”, he explains. “Development of the members is the most important thing you can do, our biggest resource. »
Proposer aux collaborateurs de développer de nouvelles compétences et leur fournir des méthodes pour y parvenir efficacement est LE fil directeur d’une démarche lean. On voit classiquement ce fil directeur attaché à la réduction des délais ou l’amélioration de la qualité. Pourquoi ne pas l’étendre à l’appropriation des nouvelles technologies ?
J’ai en tête deux exemples dans deux domaines bien différents : un département informatique qui devait s’approprier de nouvelles technologies et un ensemble de commerciaux auxquels étaient fournis des tableaux de bord client très fins.
Exemple 1 : Crypter une base de données
Il ne s’agissait pas en fait d’en crypter une mais toutes celles d’un établissement financier, c’est-à-dire environ dix mille. Anticipant des attaques de hackers de plus en plus rudes, cet établissement s’est construit une politique de cyber-sécurité complète dont le cryptage des bases de données faisait partie.
Son partenaire technologique de référence, l’un des leaders mondiaux, l’a accompagné dans le choix des technologies et la construction d’un processus ad hoc. Les solutions retenues n’avaient rien d’expérimental puisqu’elles avaient démontré leur efficacité ailleurs. Et pourtant ! Deux ans après le démarrage du chantier, aucune base de données n’avait été cryptée. Et l’espoir de parvenir à crypter les dix milles bases dans les dix huit prochains mois était ténu.
Une core team d’ingénieurs de l’établissement financier et du fournisseur de la technologie s’est regroupée autour d’un coach lean qui les a fait travailler autour du concept de « la 1ère pièce bonne », concept qui permet de tester un processus et de l’améliorer rapidement jusqu’à le rendre capable de fournir le produit attendu. L’intérêt de cette méthode est de mettre en évidence au fil de l’eau tous les aspects non maitrisés du processus, les paramétrages mal faits, les erreurs de séquencement, etc… A chaque fois qu’un problème est apparu, la core team s’en est saisi et a travaillé dans l’esprit kaizen : mieux comprendre le produit et le processus pour identifier l’origine du problème puis expérimenter rapidement pour traiter la cause et trouver une meilleure façon de travailler (le « standard » en terme lean).
La core team s’est bien battue ! En 8 semaines, une première base a été cryptée. Les 6 semaines suivantes, le processus a été testé sur 4 nouvelles bases de données. D’autres problèmes de moindre impact sont apparus et ont aussi été résolus. Le processus a atteint un stade de maturité qui a permis ensuite de lancer le cryptage sur un mode industriel.
Bien entendu, le travail du coach lean a permis d’améliorer le processus. Mais, au fond, que s’est-il passé ? Il a fourni à une équipe d’ingénieurs informaticiens une façon de développer rapidement leur compréhension d’un domaine nouveau, essentiellement grâce au kaizen. Et c’est cette compréhension, cette expertise nouvellement créée, qui a permis aux membres de la core team de mettre en route le processus de cryptage.
Les DSI et leurs homologues de l’Infrastructure ont devant eux un vaste ensemble de nouvelles technologies que leurs équipes vont devoir s’approprier. Citons-en quelques unes : celles qui touchent à la cyber-sécurité, aux traitements massifs de données (data lake, data science, date engineering), au déploiement de nouveaux services au fil de l’eau (DevOps), etc… Pour tous ces nouveaux métiers, le chemin est éclairé par les précurseurs du digital mais les experts à embaucher sont et resteront rares. Il faudra donc les « produire », comme on le dit chez Toyota, même si la formulation ne me plait pas. Et c’est une chance pour les collaborateurs dont l’employabilité va se maintenir au fil de leur carrière professionnelle.
Exemple 2 : Les commerciaux et leurs outils de reporting
Le Codir de l’entreprise s’enthousiasme des informations à valeur ajoutée que le stockage des données à grande échelle et l’utilisation d’algorithmes de type deep learning vont mettre à la disposition des équipes. La Direction du Marketing propose de créer les informations suivantes :
- Pour un produit donné, inclus dans une campagne marketing, quels vont être les clients les plus réceptifs à l’offre et les plus appétents à l’acheter ?
- Pour un client donné, quel est le produit, ou le pack de produit, qu’il va être le plus tenté d’acheter ?
Les équipes Data / Business Intelligence de la DSI s’emparent du sujet et reviennent avec différents modèles testés rapidement en réel, dans l’esprit lean start up. La Direction du Réseau prépare le lancement à grande échelle auprès des milliers de commerciaux de ce nouvel outil so digital.
Les reportings scrutés par le Codir sur les semaines puis les mois qui passent montrent que… rien ne se passe. Le panier moyen des clients ne change pas. Les campagnes marketing n’ont pas de meilleurs résultats qu’auparavant. Une tension certaine s’installe entre Marketing, Réseau et Informatique.
Le sujet finit par être évoqué devant le senseï (expert lean) du Codir qui réussit à ne pas sourire devant le mélange de désarroi (« c’est du vrai digital, ça devrait marcher ! ») et d’agacement des dirigeants. Déployer un nouvel outil conçu au siège avec la méthode très top down pratiquée depuis des lustres donne, depuis des lustres, des résultats plus aléatoires qu’on n’accepte de le penser. Bref, elle leur propose un gemba (une observation du terrain) en agence. Rendez-vous est pris à quelques kilomètres du siège.
Il apparait que les commerciaux ont parfaitement identifié l’outil mis à leur disposition et le mécanisme pour s’en servir :
- dévoués, ils arrivent une demi-heure plutôt que prévu pour analyser ce que leur préconise le système intelligent ;
- pour chaque nom dans la liste « top » des paires clients / ventes les plus recommandées, ils accèdent à l’écran du client dans l’outil de CRM, indiquent dans le champ prévu qu’ils ont contacté le client et que celui-ci réfléchit ;
- une fois la liste « top » traitée, il reste 5 minutes pour un café avec les collègues avant que la journée ne commence.
Les participants du gemba en resteraient bouche bée s’ils n’avaient déjà un peu de pratique de la visite terrain et si leur senseï ne leur avait pas rappelé avec insistance deux règles de base : poker face (ne pas montrer ses réactions) et not guilty (ne pas dire aux gens qu’ils ne travaillent pas bien). L’un d’entre eux risque quand même une première question : pourquoi mettre à jour le champ dans l’outil CRM ? Tout simplement parce que sinon les commerciaux sont inondés d’alerte leur demandant de contacter le client. Une logique imparable !
Vient une deuxième question, qui se rapproche du cœur du sujet : pourquoi ne pas contacter les clients de la liste ? Les commerciaux expliquent que vendre est un métier difficile, exigeant, auquel ils consacrent leur journée. Ce qui les aide à réussir est leur connaissance personnelle de leur portefeuille : ils savent quoi proposer à qui bien sûr.
On tombe là sur un point clé du développement des compétences et de l’appropriation des technologies : le top down ne vaut rien. L’outil magique créé au siège et dont on exige qu’il soit utilisé n’apporte pas grand-chose.
Il a fallu le confinement de mars 2020 pour que le télétravail se généralise alors que les technologies existaient bien avant. Il faut que la rationalité personnelle apparaisse pour que nous changions nos méthodes de travail et y intégrions les innovations. Cette entreprise a pris la décision de déployer le lean sur ses agences commerciales, d’abord sous forme pilote puis à grande échelle, après ce gemba. Le raisonnement sous-jacent était le suivant :
- si nous avons la certitude que l’IA (l’intelligence artificielle) peut aider les commerciaux à booster les ventes, testons d’autres méthodes pour que les commerciaux l’acceptent ;
- essayons en leur posant un challenge (vendre plus) et en leur demandant de résoudre deux familles de problème : comment obtenir plus de rendez-vous et comment obtenir plus de ventes dans chaque rendez-vous ;
- mettons un coach lean à leur disposition pour explorer le sujet.
Il n’a fallu que quelques semaines pour que les commerciaux, ayant testé ceci et cela à leur rythme, intègrent dans leurs pratiques quotidiennes l’exploitation de la liste « top ».
Les deux exemples présentés ici – cryptage des bases de données et développement des ventes grâce à l’IA – démontrent tous les deux avec un angle différent le point suivant :
Savoir qu’une technologie fonctionne et la déployer dans l’entreprise est loin d’être suffisant pour en tirer profit.
La vraie équation à résoudre est de savoir comment permettre aux collaborateurs d’acquérir les connaissances, compétences et pratiques autour de ces technologiques qui leur permettront d’en tirer profit.
Le lean propose un chemin très performant pour y parvenir, certes déstabilisant car éloigné des processus classiques : définir ce que l’entreprise veut réussir, partager cette vision avec les équipes, leur fournir les méthodes qui leur permettront d’explorer le sujet jusqu’à s’approprier finement les nouvelles technologies.
Et si elles n’y arrivent pas ? Il faudra se poser avec sérieux la question de savoir si la nouvelle technologie en question apporte vraiment une valeur nouvelle aux clients, aux salariés ou à l’entreprise. C’est loin d’être toujours le cas, mais il faudrait un autre billet de blog pour en débattre.
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