Le lean management, entre autres vertus, propose des antidotes à ces facilitateurs de sabotage que sont les biais cognitifs (listés ici). Dans cet épisode, Christian Ignace présente la nature des concepts lean qui s’opposent aux techniques de sabotage et précise avec quels outils et leviers lean les contrer en changeant nos pratiques….
1 .Insistez pour que tout passe par des canaux officiels. Ne permettez pas que des raccourcis soient pris pour faciliter la prise de décisions. Multipliez à l’envie les contrôles, vérifications et autorisations redondantes tout le long des processus. Assurez-vous que chaque décision soit tracée. Assurez-vous que chacune des personnes en situation de valider une demande soit effectivement sollicitée. Ne permettez le lancement d’une action qu’une fois obtenue la totalité des validations attendues. Faites porter les contrôles sur le strict respect des consignes précédentes. Traquez et punissez les décisions prises en autonomie sans une validation explicite préalable de l’ensemble de la chaine hiérarchique. Faites contrôler les contrôles, demandez à ce que soient justifiés les écarts entre deux contrôles identiques d’une même étape. Créez des postes de travail dédiés à ces activités de contrôle ou de coordination des validations. Mettez en place des workflows pour administrer et automatiser ces contrôles.
Biais du besoin de certitude n° 4 & biais de confirmation n° 22 : je maîtrise ce que je contrôle, je contrôle ce que je vois. Connu aussi sous la blague des clefs perdues et du lampadaire
L’obstacle généré : gaspillages de type gestion du stock et étapes inutiles, qui ralentissent le flux d’un facteur deux à dix.
Le concept lean : le teamwork, stratégie de résolution de problèmes transverses. => les outils lean : le A3 ou PDCA ou QRQC, qui structurent la pensée autour de la démarche scientifique de résolution formalisée de problèmes complexes, par ceux qui en subissent les conséquences.
2.Faites de longs discours. Parlez aussi longtemps et aussi fréquemment que possible. Commencez tous vos discours par : « je ne serai pas long ». Racontez vos exploits dans le détail. Expliquez par le menu à chaque occasion aux collaborateurs présents comment ils devraient faire leur travail et à quel point ils s’y prennent mal. Adressez par email chaque jour à chacun de vos collaborateurs la moindre des informations dont quelqu’un dans l’entité peut penser qu’elle pourrait éventuellement être utile. Concevez des listes de diffusion les plus larges possible. Ne les mettez pas à jour des mutations internes, ni des départs. Obligez les destinataires à lire le corps de chaque message en rédigeant l’objet du message de manière la plus vague possible et toujours sans aucune indication du contenu.
Biais cognitif : biais de Dunning-Kruger n° 43 & biais d’ultracrépidarianisme n° 54 : moins je connais un sujet plus je pense être compétent sur ce sujet, et plus je me sens légitime à donner mon avis sur ce même sujet. Impossible à combattre par l’argumentation.
Les obstacles générés : destruction de la confiance réciproque, perte d’autonomie, sentiment réciproque de mépris et d’incompréhension
Le concept lean : le gemba ; chercher à comprendre la réalité par faits observés plutôt que par l’idée que l’on s’en fait.
L’outil lean : le respect ; poser uniquement des questions ouvertes, chercher à comprendre la situation vécue par les opérationnels en se faisant expliquer et montrer ce qui se passe “en vrai” plutôt que de chercher à l’expliquer soi-même sur la foi de ses propres convictions hors sol.
3.Soumettez systématiquement tout sujet de réflexion et toute décision à prendre à un comité. Faites en sorte que les comités soient le plus large possible, pas moins de 5 personnes. Reportez la date du comité dès qu’il manque une seule personne. Assurez-vous surtout que les membres ne connaissent rien au sujet et ne soient en rien concernés par la décision.
Le biais cognitif : Effet de preuve sociale n°1 & biais de conformisme n° 65 & Biais d’ancrage n° 36 : Nous orientons nos décisions en fonction de celles des membres de nos groupe d’appartenance & le groupe a le pouvoir de nous faire choisir une solution, même évidemment mauvaise & le premier chiffre énoncé, même au hasard, fixe une base de référence apparemment crédible qui ne sera challengée qu’à la marge.
Les obstacles générés : 1- actions au mieux inefficaces, au pire contre productives voire totalement absurdes ; 2- prise de décisions d’une incroyable lenteur qui bloque toute velléité de changement.
Le concept lean : le nemawashi, associé au kaizen = la résolution de problèmes du terrain par le terrain, avec du temps dédié prévu pour ce faire, et pas par un consultant externe ni par le manager, encore moins par un comité.
L’outil lean : go and see = aller voir ce qui se passe sur le terrain, demander à voir un exemple plutôt que d’imaginer une solution, analyser un cas réel avec ceux qui l’opèrent réellement
4.Posez des questions non pertinentes ou hors sujet aussi souvent que possible. Tournez les sujets critiques à la dérision, faites-en toujours des blagues. Racontez des anecdotes sans aucun rapport. Passez du coq à l’âne.
Le biais cognitif : Proximité sociale n°2 : Nous avons tendance à favoriser les idées qui nous sont familières, afin éviter d’aborder des sujets de désaccords potentiels et par crainte de générer des tensions interpersonnelles, voire des conflits. Or, non seulement ces tentatives de déni n’évitent pas ce danger de conflit, mais elles le provoquent.
Les obstacles générés : perte complète de sens, désalignement de la ligne managériale, dissonance cognitive, injonctions contradictoires imposées aux collaborateurs, génération de conflits ouverts entres équipes et entre managers.
Le concept lean : la voix du client, qui nous indique les attentes formulées ou non du client, atteintes ou pas, comme guide des sujets importants, permet de rester concentrés sur l’essentiel et de recadrer les digressions.
L’outil lean : le diagramme de Pareto, qui permet d’identifier les sujets de faible importance ou sa faible fréquence, que vous choisirez de ne PAS approfondir ni résoudre.
5.Soyez tatillon sur les formulations précises de chaque communication, email ou compte-rendu. Prenez et faites prendre le maximum de temps de correction des emails, surtout sur des sujets secondaires. Faites tracer chaque micro action et chaque micro décision.
Les biais cognitifs : L’aversion pour l’incertitude n° 8 est le sentiment de précarité qui résulte de ne pouvoir prévoir un fait ou un évènement. En contre-mesure apparente, le respect total du processus formel serait le garant de la meilleure efficience possible et exonèrerait de toute responsabilité en cas de problème ; en réalité ce respect total garantit l’impossibilité absolue de délivrer la moindre demande un tant soit peu exotique, simplement non prévue ou encore tombée dans une boucle procédurale insoluble
L’obstacle généré : déresponsabilisation puis perte complète d’autonomie des collaborateurs (« que veux-tu que je te dise ?”) ; rigidification progressive du processus qui se bloque à la moindre petite modification du contexte ou de la demande client. Augmentation constante d’un stock de réclamations et incidents clients jamais résolus car structurellement insolubles, qui grèvent petit à petit la capacité de production.
Le concept lean : le quai de livraison, qui vise à se focaliser sur ce que l’équipe produit et livre, plutôt qu’au strict respect formel du processus.
L’outil lean : le bac rouge qui permet d’identifier les défauts et leur fréquence afin d’y remédier définitivement, plus l’andon, qui est le droit et le devoir de signaler une situation à risque, non encore avérée, et qui exige de fournir une aide immédiate à la personne demandeuse
6.Revenez sur des sujets clos dans les réunions précédentes, et tentez de rouvrir les débats. Évoquez des personnes absentes non nommées qui – paraît-il- se poseraient encore des questions sur le bien-fondé de la décision prise.
Le biais cognitif : Biais d’autocomplaisance n° 20 & Biais d‘information n° 70 : Tendance à attribuer l’essentiel de nos réussites à nos qualités propres et l’essentiel de nos échecs à des causes externes & l’exhaustivité, la précision, le caractère consensuel et scientifiquement inattaquable de l’analyse garantiraient le choix des quelques contre-mesures les plus efficientes sans en avoir oublié aucune d’essentielle. Connu aussi comme le “syndrome du thésard” ou encore Analysis Paralysis. Or la question ne porte absolument pas sur le choix de la meilleure solution ultime de dans dix ans, mais sur la capacité à initier dès aujourd’hui une dynamique quotidienne de petites mais réelles améliorations qui soulagent de suite l’équipe et le client et autofinancent ainsi au fur et à mesure le temps continûment investi dans la poursuite de l’amélioration.
Les obstacles générés : désorientation, perte de sens et perte de confiance dans le management et la direction. Incapacité à distinguer le vital du superfétatoire. Fatalisme et usure des bonnes volontés. Dispersion des efforts dans des directions et pour des buts opposés ou inaccessibles dont aucun ne peut aboutir.
Le concept lean : la mesure chiffrée des conséquences de ne rien faire (impacts), du point de vue des clients (= NPS entre -100 et +100), du point de vue des collaborateurs (qualité de vie au travail) et du point de vue de l’entreprise (performance, marge, CA). La crainte de la perte est plus puissante que l’espoir de gagner.
L’outil lean : la validation des hypothèses de causes racines par l’observation du réel et la technique des « 5 pourquoi ? » qui démontre factuellement la nature et le potentiel de nuisance des causes profondes et récurrentes, ce qui justifie pleinement l’énergie investie dans celles des contre-mesures qui résoudront effectivement et définitivement le problème.
7.Incitez à l’immobilisme. Soyez le moins réactif possible, encouragez vos collègues à être passifs, évitez toute décision qui pourrait causer de l’embarras ou des problèmes dans le futur. Évoquez longuement des problèmes hypothétiques jamais rencontrés. Évitez d’évoquer ceux qui se produisent fréquemment, niez leur survenue ou leurs conséquences. Donnez délibérément des tâches à faire dont vous savez qu’elles ne pourront aboutir du fait d’informations, de connaissances, d’outils ou de personnes indisponibles ou manquantes. Chargez en activités de production vos collaborateurs à 125 % ou 150 % de leur temps afin « d’éviter qu’ils ne se tournent les pouces ». Interdisez-leur de consacrer le moindre quart d’heure à la résolution de problème, ce qui les détournerait d’activités “productives”.
Les biais cognitifs : biais du Statut quo n° 27 & Aversion à la perte n°69 & Abstraction sélective n°18 : Préférer l’état actuel des choses même au détriment de la rationalité & attacher plus d’importance à une perte qu’à un gain du même montant & ne retenir que certains détails pour justifier nos jugements a priori, comme « n’importe quelle activité de production générerait forcément plus de valeur que du temps consacré à des activités dites improductives, a fortiori un temps d’inactivité ». En oubliant que nombre de ces activités, abusivement qualifiées de productives, détruisent objectivement de la valeur, par exemple toutes celles qui produisent des défauts vont réclamer beaucoup plus de travail pour les corriger qu’il n’en a fallu pour les générer. Confondant ainsi une activité de pur gaspillage avec une activité qui serait créatrice de valeur si seulement elle était entièrement réussie. Ce qu’elle n’est pas, et ce qui revient à compter chaque passe, voire chaque but contre son camp, comme si c’était un tir au but adverse.
Les obstacles générés : frustration, fatalisme, sentiment de mépris, désengagement, absentéisme, démission.
Le concept lean : le respect ; c’est à la direction et au management de placer chaque collaborateur en situation de réussir chacune de leur journée et chacune de ses activités. En exigeant la résolution de tout ce qui les en empêche (le Kaizen).
Les outils lean : le Hoshin / A3 / PDCA / QRQC / feuille de résolution de problèmes dit « 5 colonnes », outils de leadership pour engager des managers – hiérarchiques ou non – et leurs équipes transverses dans la résolution de problèmes complexes.
8-Inquiétez-vous de la légitimité de chaque décision : posez la question de savoir si telle action relève ou non de la compétence du groupe, et inquiétez-vous publiquement du fait que cela pourrait être une action en conflit avec la politique de vos supérieurs. N’informez jamais vos supérieurs, ni vos pairs, ni personne des difficultés rencontrées, ni des situations à risque. Ne donnez aucune information à aucune personne : patron, pair, collègue ou collaborateur, qu’elles ne détiennent déjà, à moins qu’elle ne vous le demande explicitement.
Quatre biais cognitif simultanés, dont mon premier, le biais d’optimisme n°15 consiste à croire que nous sommes moins exposés que d’autres à un événement négatif ; apparemment le plus anodin, il est très puissant dans ses effets : « le pire n’est jamais certain tant qu’il n’est pas arrivé ». Donc ne faisons rien pour le prévenir.
Mon second, la dissonance cognitive n°11 est un état de tension interne généré par une contradiction entre nos convictions et la situation : depuis la plus haute antiquité les porteurs de mauvaises nouvelles seraient éliminés en résolution de cette dissonance, donc n’annonçons rien.
Mon troisième, le biais de normalité n°25, consiste à nier ou minimiser les avertissements relatifs à un danger. « Le mot que tu n’as pas dit tu en est le maitre, le mot que tu as dit tu en es l’esclave » ; énoncer un problème reviendrait à reconnaître une perte de maîtrise de la situation. Eviter de nommer le danger permettrait d’éviter de l’invoquer, confère Harry Potter et Voldemort (pensée magique).
Mon quatrième, le biais de négativité n°20, nous fait accorder un poids disproportionné aux évènements négatifs : énoncer un problème reviendrait à afficher une posture critique envers le système et notre hiérarchie.
Mon tout est synthétisé par l’injonction paradoxale la plus perverse et la plus anti lean possible : « Je ne veux pas de problèmes, je ne veux que des solutions »
Les obstacles générés : désalignement de l’ensemble de la chaîne hiérarchique, décrédibilisation totale de la plus haute direction et de toute la ligne de management, destruction du fonctionnement d’équipe, méfiance systématique, destruction de toute confiance interpersonnelle, guerres internes au sein des comités de direction. Développement des activités de contrôle au détriment de celles de production. Relations de pouvoir clientélistes éclatées en baronnies localement toutes puissantes. Détournement des efforts individuels vers la survie économique, sociale ou politique de l’individu puis de sa baronnie, dans un environnement professionnel interne devenu hostile, plutôt que vers la survie de l’entreprise face à sa concurrence. Arrêt de toute prise d’initiative, même en cas de danger le plus extrême. Perte complète des valeurs faisant société. Abandon progressif ou brutal de l’activité. Fermeture ou faillite. Destruction de tout le système.
Exemple 1 : scandale Enron-Andersen,
Exemple 2 : catastrophe de Tchernobyl.
Le concept lean issu du Toyota Way : le teamwork = donner la capacité et le devoir aux équipes de direction / management / opérationnelles de coordonner, fluidifier et améliorer elles-mêmes leur activité
L’outil lean : le management visuel, qui permet et demande à l’équipe de s’autoorganiser et de piloter elle-même l’ensemble des sujets qui relèvent de son périmètre d’activité, en appliquant ainsi le principe de subsidiarité grâce au bac rouge et à l’Andon. Partage anticipé des problèmes à venir. Se décline en Obeya pour les comités de direction régionaux et nationaux, ainsi que par métiers de l’entreprise. L’énoncé de problèmes est recherché et bienvenu.
A suivre dans un prochain épisode : « Sabotage, biais cognitifs et Lean : techniques de sabotage à l’usage des managers et superviseurs« .
Pour relire les premiers billets de la série : « La catastrophe de Tchernobyl expliquée par les biais cognitifs », c’est ici et « Sabotage, biais cognitifs et Lean : introduction au manuel de sabotage de la CIA » c’est là.
3 réflexions sur “Sabotage, biais cognitifs et Lean : techniques de sabotage à l’usage des dirigeants”