Et bien nous y voilà, au pied du mur et à la pointe du canon législatif, les entreprises ont dû se résoudre à placer leurs employés en télétravail à mesure qu’eux-mêmes étaient placés en confinement.
Pour toutes les professions non-manuelles, le télétravail est une question de survie. Sans être manuelle, une activité n’en est pas pour autant intellectuelle. Le problème, c’est qu’en confinement personne n’entendra le salarié crier… La capacité de couper le micro ou de présenter un avatar en lieu et place de la vidéo est le grand apport technologique à la conservation du poker face et l’instauration de la souffrance silencieuse. Nous voilà donc devant un paradoxe régulièrement constaté : loin de clarifier la situation, les technologies de l’information vont masquer les problèmes au lieu de les révéler et permettre leur élimination !
Auparavant, une personne pouvait éteindre son ordinateur ou le déconnecter et quitter son poste de travail pour aller bavarder en réunion ou y produire quelque chose avec ses collègues. Quand on voyait un point rouge face au nom de la personne que l’on cherchait à joindre, on se disait « encore en réunion », on ne la soupçonnait pas d’être allée aux toilettes avec Gala ou l’Équipe dissimulée dans sa chaussette. Il suffisait alors de faire preuve de patience et d’intercepter son collègue pour lui faire part de l’importance de traiter la 5e correction de ce dossier, séance tenante.
Command & control à distance ?
En télétravail, les choses sont sensiblement différentes. Tout d’abord, il y a une forme de syndrome de Stockholm vis-à-vis du poste de travail. Beaucoup de salariés en sont les otages, complaisants. Ils s’y attachent plus qu’à tout autre chose pour prouver qu’ils sont bien « au travail ». Ils pourraient tout aussi bien lire leur magazine étalé sur le clavier au lieu de produire quoi que ce soit, mais ils ne quitteront ni leur poste, ni leur casque : prêts à répondre, séance tenante, à la moindre sollicitation. L’enfant qui viendrait demander 5 minutes d’attention sur sa leçon ou pour ouvrir la bouteille de lait se fera vertement renvoyer dans les cordes là où dans l’open space, n’importe quel collègue se serait vu accorder 20 minutes d’attention sans barguigner. Dans une société fondée sur le command and control, cette incertitude a de quoi donner des sueurs aux manageurs : comment savoir si mes subordonnés travaillent vraiment ? Travaillent-ils sur mes sujets ou ceux d’un autre ? Les plus bienveillants iront même jusqu’à se demander s’ils ont mis en place les bons outils pour alerter d’une difficulté ou d’un retard.
On ne va pas se mentir. Compte tenu de l’univers kafkaïen des entreprises qui fournissent des services, pour peu qu’un employé cesse de faire seulement les tâches sans valeur ajoutée, le fait qu’il les remplace par la lecture d’un magazine sera TOTALEMENT transparent pour les clients. Mais quand même, à défaut d’avoir une valeur pour le client, elles gardent à minima un sens pour celui qui les ordonne : le manageur. Passons dans un premier temps la valeur de certaines tâches pour nous intéresser aux conditions dans lesquelles elles sont réalisées : l’entreprise est-elle en train de gaspiller le temps des personnes, et comment y remédier le cas échéant ?
Malheureusement, qu’il s’agisse de situations rapportées ou d’observations directes, il s’avère que le meilleur moyen de savoir si une personne travaille sur « les bons sujets » c’est encore de la fliquer, subtilement tant qu’à faire. Ainsi voit-on fleurir d’innombrables « points » de coordination, d’une durée d’une heure au moins, plusieurs fois par jour, où chacun attend aimablement que vienne son tour de parole ou bien que la cacophonie vienne à cesser.
Et si nous pilotions par la valeur et la confiance ?
La mise en place du télétravail, aussi radicale que précipitée, est un changement extrêmement brutal pour les personnes : sauront-elles prouver qu’elles sont dignes de confiance ? Il peut pousser le management d’une entreprise à caricaturer ses travers tandis que les employés adopteront une servilité de bon aloi face à la machine. Il est également l’opportunité de se poser quelques jours et de réfléchir à une autre façon de manager en même temps que nous adoptons une autre façon de travailler.
Naturellement, le changement dans l’organisation va ajouter du stress et de la désorganisation dans une entreprise qui peine déjà à se réorganiser. Plutôt que de le faire sur la base du « comme avant » afin de retrouver un semblant de normalité, il est temps de piloter par la valeur et la confiance. Pour cela rien de tel qu’un flux tiré de valeur :
- Donc dans un premier temps, une bonne journée d’inventaire s’impose. Posons au grand jour et sans la moindre pudeur l’intégralité des tâches que nous réalisons dans la semaine.
- Dans un deuxième temps, demandons-nous quelles sont les tâches strictement nécessaires du point de vue du client (a), du point de vue légal (b) et en termes de support organisationnel. Sur ce dernier point, tout ce qui n’est pas utile aux personnes pour réaliser les tâches (a) et (b) dans la joie et la bonne humeur a peu de chance d’être conservé pour la suite.
- Dans un troisième temps, mettons-nous au travail sur les tâches sélectionnées.
Chaque matin, un daily meeting permet de faire le tour de ce que nous voulons collectivement réaliser. Il dure 30 minutes au maximum. Cela se traduit par des tâches déterminées et quelques problèmes mineurs à régler, nécessaires à la production au rythme du client et que chacun prend à sa charge en fonction de sa capacité et de ses compétences. Le tout est porté par un management visuel qui permet de voir :
- ce qui bouge et ce qui ne bouge pas,
- ce qui est à l’heure et ce qui est en retard,
- les surcharges et les sous-charges des personnes et des étapes d’un processus,
et le niveau de performance de l’équipe avec des indicateurs tels que :
- la satisfaction des clients,
- la qualité,
- les délais,
- le stock,
- les volumes entrant et sortant.
Ne nous décourageons pas, ça ne va pas marcher !
En tirant la demande au rythme des clients, nous allons tirer tous les problèmes, tous les obstacles au flux de valeur, y compris ceux apparus avec le télétravail.
Nous voilà à la deuxième étape du flux tiré : la résolution de problèmes. Au lieu de laisser chacun se débrouiller la moitié de son temps de travail avec des problèmes et leurs conséquences pendant ses plus de 40 années de vie professionnelle, résolvons-les définitivement ! Je vous ai parlé plus haut de la capacité, de la surcharge et de la sous-charge des personnes. Il est évident que l’organisation du travail va devoir être revue pour tenir compte du temps dédié à la résolution de problèmes. Allez, une heure par jour et par personne au début ! Un peu moins ensuite. Ça tombe bien, avec cette nouvelle organisation du travail, le manageur avait du temps libre. Il va pouvoir l’occuper en étant le pilote de l’amélioration continue, en résolvant les problèmes avec ses équipiers (et non à leur place !) : place aux QRQC, PDCA, A3, 8D, Kaizen ! Évidemment, je ne saurais trop vous conseiller d’être coaché par un spécialiste pendant quelques semaines. Ça aide beaucoup ! Vous pouvez aussi vous débrouiller tout seul. Après tout, Taichi Onho n’avait pas de coach. La modestie, la bienveillance, l’hansei* et le temps lui ont permis de réussir. Pourquoi pas vous ?
Et les réunions interminables pour contrôler que chacun travaille alors ? C’est facile, y en n’a plus ! En cas de problème, il y a l’andon !
*Définition du Hansei issue du Lexique Lean : Le mot japonais pour « autoréflexion » ou « reconsidérer ». Dans le Toyota Production System, des hansei sont habituellement tenus à des jalons clés et à la fin des projets afin d’identifier les problèmes, prendre des contre-mesures, communiquer les améliorations à l’ensemble de l’organisation et faire ainsi que les erreurs ne se répètent pas. [..] Parfois assimilé au « check » (vérifie) du cycle Plan-Do-Check-Act de la roue de Deming.