Takehiko Harada a passé 40 ans à mettre en œuvre le système de production Toyota (TPS) sous la direction de Taiichi Ohno. Dans ce livre, il explique ce qu’il a appris du maître et inventeur du Kanban. Ces 15 leçons de management, sont d’une grande limpidité et sont dispensées avec beaucoup d’humilité. On a trop vite tendance à réduire le Lean management à un système de production. C’est aussi un système de management (ou un système de gestion des anormalités comme l’appelle Harada). Comme l’auteur le remarque :
« J’en suis venu à comprendre que le TPS ne fonctionne pas très bien avec le mode de management traditionnel dans lequel on reçoit des ordres de personnes placées plus haut dans la hiérarchie. »
Il peut être facile et tentant de voir ces leçons comme passées et non pertinentes dans le monde d’aujourd’hui. Mais après plus de 27 ans dans le monde de l’IT, elles me semblent d’une pertinence rare. Car qu’on le veuille ou non, quelle que soit notre activité, nous continuons à créer de la valeur sur une chaîne de production reliant la demande du client à la livraison au client – que ce soit des produits ou des services. Cette chaine de production est composée de processus et d’étapes, animés par des opérationnels qui créent la valeur et organisée par des managers.
Dans des organisations qui, pour beaucoup et en raison de leur complexification galopante, ont perdu de vue leur chaîne de valeur, cette invitation à la simplicité est un courant d’air frais salutaire, une aide inestimable.
1/ Aller sur le Gemba, chaque jour
Lorsque Taiichi Ohno a suivi son intuition pour mettre en œuvre les éléments du TPS (flux continu, flux tiré, one piece flow, arrêt au premier défaut, management visuel, mix produit etc …) il s’est retrouvé confronté à toutes sortes d’incompréhensions et d’objections de la part des équipes. Il est donc allé sur le terrain pour s’appuyer sur des éléments factuels afin de clarifier ses indications, déconstruire les objections et demander aux équipes d’essayer ce qu’il proposait. Cela, Ohno l’a fait chaque jour durant les 30 années de sa carrière consacrées à la mise en place du flux chez Toyota, usine après usine, fournisseur après fournisseur.
2/ Se rapprocher du processus final
Il y a l’obsession chez Ohno, et donc chez Harada, de se rapprocher du processus final (getting closer to the final process). Ma compréhension est que l’objectif est double : se rapprocher du dernier processus de la chaîne de production mais aussi du processus idéal, un idéal sur lequel M. Ohno n’acceptait pas de compromis. « Lorsqu’on y réfléchit, moins il y a de stock et d’en cours, et plus on se rapproche du processus final ». Et si on résout un problème en s’éloignant de cette vision idéale et fluide du processus, on ne va pas dans la bonne direction. Harada donne l’exemple du choix de sous-traiter la gestion de problèmes de qualité (retouches, etc …) comme approche nous éloignant du processus final. Et nous éloignant du Lean car « en gardant en interne les processus défectueux, on conserve la visibilité sur le problème ».
3/ N’avoir les pièces que pour le produit que l’on construit maintenant
« L’objectif des ingénieurs est de trouver la raison de la variabilité dans le processus et changer les conditions pour que le produit soit fait dans un environnement qui ne nécessite pas trop d’efforts ».
N’avoir que les pièces nécessaires à construire le produit sur la chaîne maintenant permet de simplifier la vie des opérateurs en leur évitant d’avoir à réfléchir à quelle pièce utiliser maintenant. Par ailleurs, conserver les pièces disponibles à un seul endroit (plutôt que les répartir sur les différents postes de travail) permet de VOIR l’inventaire des pièces (management visuel rendant visible un gaspillage : les stocks). Cette recherche effrénée de la simplicité (qui provoque moins d’erreurs) de Ohno a trouvé son apogée en 2000 à Toyota Taiwan avec la livraison d’un ensemble de pièces (le juste nécessaire pour un moteur) sur la ligne de production des moteurs de la Corolla.
4/ Construire en batchs handicape la réduction des coûts
Il s’agit probablement de la vision d’Ohno la plus contre-intuitive : construire en lots importants est un frein à la réduction des coûts. Il y a cette idée préconçue et établie dans la culture des affaires (sur laquelle Ohno revient longuement dans Workplace Management) selon laquelle si l’on veut optimiser un processus de production il faut construire par lots : augmenter la taille des lots permettant de réduire le coût de la pièce unitaire. Cette idée fausse est souvent défendue par une direction influente dans l’organisation mais très éloignée de l’opérationnel : les achats. Le génial mais incommode Ohno a été inflexible sur ce point au long de sa carrière : on doit tendre vers le « processus final » et produire pièce par pièce plutôt que par lots. Les raisons sont multiples :
- en produisant par lots, on augmente l’en cours et crée du stock intermédiaire (investissement de l’entreprise qui ne rapporte pas d’argent maintenant),
- on rallonge le temps de production d’un produit, et le donc le time to cash,
- on dissimule les problèmes (cachés dans les stocks produits).
L’obstacle majeur opposé par les opérationnels a été le temps de changement de configuration des outils pour produire une séquence de produits différents (ABCD ABCD ABCD ABCD ABCD plutôt que AAAAA BBBBB CCCCC DDDDD). Ohno a donc sans cesse challengé les équipes pour qu’elles parviennent à diminuer ce temps de changement de configuration des outils pour atteindre cette vision idéale de production (le mix produit), idéale car alignée sur la demande client.
Un dernier point sur ce sujet : si l’on rend visibles les stocks et si l’équipe travaille à réduire ses stocks, « on a a transformé un stock intermédiaire en compétence de notre équipe » et ainsi transformé un coût (stock) en avantage compétitif. Brillantissime.
5/ S’améliorer dans un contexte de volumes faibles
S’il est facile d’améliorer la performance de ses opérations dans un contexte favorable à forts volumes, il est plus difficile de le faire dans un contexte à faibles volumes. Un des axes stratégiques est selon Harada de séquentialiser sa ligne de production et éviter de paralléliser les processus. La raison est que plus on a de lignes en parallèle, plus il y a de potentiels points d’attente : s’ils sont concentrés sur une ligne et que cette attente représente le temps de travail d’une personne, cette personne pourra être sortie de la ligne et réduire le coût de production. Cet exemple de réduction de coût conduit Harada à rejoindre Ohno : le contexte à faibles volumes est celui dans lequel on peut voir les bons managers. « Un désastre peut s’avérer être l’opportunité de développer vos collaborateurs ».
6/ La personne à retirer de la ligne de production est le meilleur élément
Lorsque Ohno se retrouvait confronté à des superviseurs revêches qui ne voulaient pas suivre ses indications, sa stratégie était de travailler avec un fort potentiel dans l’activité. Lorsque celui-ci avait suffisamment contribué à améliorer la productivité de son activité et que l’on pouvait réduire d’une personne, Ohno choisissait cette personne. Il le plaçait ensuite dans une nouvelle équipe où ce dernier allait développer l’amélioration continue (le Kaizen). C’est ainsi qu’est né le concept de Team Lead à Toyota avec ce rôle précis : animer l’amélioration continue. Ces personnes ont aussi constitué l’ossature de l’équipe de maintenance : en s’appuyant sur leur compétence terrain, ceux-ci développaient ou amélioraient des outils afin d’améliorer la performance des équipes.
(à suivre …)
Une réflexion sur “15 leçons de management de Taiichi Ohno (1/2)”