J’ai rencontré Fred Brunel au Printemps 2004 lors de mon entretien d’embauche dans la startup In-Fusio à Bordeaux. Cette Startup, que j’allais rejoindre 3 mois plus tard, était spécialisée dans le monde du service de jeux pour téléphonie mobile et était la première à avoir mis en place, huit ans avant l’iPhone, le principe de téléchargement de composants logiciels Over The Air (OTA).
Après l’entretien avec la responsable RH du recrutement (la pétillante Marianne Purvis), le CTO et le manager, j’eus droit pour la première (et seule) fois de ma carrière, à un entretien avec l’ensemble de l’équipe. Une équipe qui reste, de la tête et des épaules, la meilleure avec laquelle j’ai travaillé en un quart de siècle d’expérience en IT, et que je me dois de lister ici : Fred, donc, mais aussi Thomas Soulé, Laurent Lecigne, Michel Casabianca, Frédéric Bruneteau, Mickael Gilabert, Denis Loutrein et Daniel Caune.
Bitter EJB
Tous me jaugeaient avec beaucoup de méfiance. Armé de mon costume et de ma cravate, je dépareillais avec leur no-look d’authentiques hackers. Tout fier de ma récente certification Java EJB, je répondis à leur question sur le sujet en leur disant avec précautions que cela me semblait un concept intéressant. La réponse de Fred fusa, accompagnée de son regard perçant et son accent landais coriace : « Nous on a viré les EJBs et on a fait fois 30 en performance du système, donc si tu veux les EJBs c’est pas notre truc ». J’ai tout de suite compris à qui j’avais à faire : pas un technophile qui se jette sans beaucoup recul sur toute nouvelle techno mais bel et bien à un architecte dont l’obsession est l’alignement de la technologie et du business (un des rares que je croiserais dans toute ma carrière).
Je m’en sortis avec l’arme qui m’a sauvé dans bien des situations professionnelles : l’auto-dérision et un grand sourire : « Je serai ravi que cette certification ne me serve à rien en vous rejoignant ». J’arrivais à décrocher un petit sourire surpris de la plupart d’entre eux. Sauf chez Mickael. Autodidacte surdoué, aujourd’hui Technical Lead chez Ubisoft à Montréal, expert mondial dans l’optimisation de performance et le shipping des jeux – une carrière évidemment inimaginable en France pour quelqu’un sans diplôme ronflant, il m’avoua peu après mon arrivée « Moi j’ai voté contre ta venue, t’as intérêt à être bon » : la brutal meritocracy du monde des développeurs (selon Clay Shirky) en action.
Au raz du métal
Du jour de mon arrivé, Fred a été mon mentor 2.0. Il avait un blog (un truc de dingue à l’époque), suivait l’actualité Tech et Business et avait une vision très « lean » de l’architecture. Vision qui nous a permis de passer de six semaines à trois jours pour la mise à disposition de services pour nos clients, opérateurs télécom.
Sidéré par l’incroyable productivité de cette équipe, j’avais l’impression de, soudain, faire un autre métier. Il n’y avait aucune fioriture. Tout se faisait en ligne de commande (« Les IDE c’est pour ceux qui ne savent pas développer », « Eclipse ? Le bug de 4GO (rires) »), avec des scripts Unix, un OS Debian que j’appris à installer et à utiliser sur ma machine. Une technique au raz du métal qui est toujours la leur et celle des références technologiques d’aujourd’hui telles que Jez Humble (le père du Continuous Delivery – auteur du livre sur le sujet – et le grand-père de DevOps). Une des raisons pour lesquelles je conserve une retenue lorsque j’échange avec des experts du digital qui ne savent pas programmer ou installer une distribution Linux.
Human Interface
Frédéric m’a servi d’interface humaine avec cette culture que je ne connaissais pas. Il m’a montré l’utilisation des plateformes collaboratives dans le contexte professionnel (wiki, forums …) et dans le cadre personnel. Il me fera ainsi découvrir LinkedIn en 2006 et Twitter ou Facebook en 2007 et me pinga le jour de la présentation de l’iPhone par His Steveness.
Frédéric m’a aussi accompagné alors que je devenais manager agile de cette équipe. Il m’en expliqua les principes et les pratiques avec, par exemple, le besoin de mettre en œuvre notre environnement d’intégration continue (que Michel développa sur son temps libre en 2 semaines pour apprendre le Python – des tueurs vous dis-je !).
J’étais toujours très impressionné par sa perspective très pragmatique de la situation de notre startup qui traversait une mauvaise passe (et qui, en outre, y restera), en entendant dans ces propos qu’il avait un coup d’avance sur notre direction, que ce soit au niveau opérationnel ou stratégie produit.
Getting Real, toujours au top
Mais surtout, et pour cela je lui serai éternellement reconnaissant, c’est lui qui en 2006 m’a mis le premier livre de Jason Fried et David Heinemeier Hansson entre les mains : Getting Real (republié en 2010 sous le titre Rework). Un livre qui a eu pour ma carrière professionnelle un effet semblable au Lolita de Nabokov dans ma vie littéraire : un choc dont le retentissement a toujours des échos aujourd’hui.
La découverte de la culture de Basecamp (qui s’appelait alors 37Signals) m’a confirmé dans le principe d’un travail vertueux : cela valait donc le coup de se battre contre la corporatica pour la simplicité, le geste juste et le respect des collaborateurs. Mais aussi avec une autre idée des startups, différente de celles, flamboyantes, qui brûlent du cash flow (public ou privé) à grands coups de communication fracassante, incarnant un impératif hégémonique, avec pour objectif d’envahir le monde.
Retrouvailles et discutailles
J’ai eu la chance de retrouver toute cette bande cet été lors d’un diner arrosé et, comme à chaque fois, j’ai été impressionné par leur capacité, chacun dans leur domaine, à conserver un coup d’avance sur le reste de la meute. Thomas, Laurent et Michel pour le monde du développement et la comparaison de l’élégance des différents langages (Go Vs JavaScript Vs Java Vs C# Vs Python – car un développeur qui ne code que dans un seul langage manque de perspective). Mickael sur sa capacité à intervenir dans une équipe pour shipper un jeu (des projets de plusieurs dizaines de millions de dollars) en se concentrant toujours sur la qualité en premier lieu. Et Frédéric sur son regard sans aucune complaisance sur le monde des startups.
Fred a eu la gentillesse d’accepter un entretien #hypertextual : j’aime mieux vous dire que je suis drôlement fier.
ooo
Bonjour Frédéric, merci de nous consacrer un peu de ton temps pour cet entretien. Peux-tu te présenter ainsi que ton activité ?
Bonjour, je suis directeur du développement produit chez Breather, une startup née à Montréal en 2013. Nous louons des espaces privés à la demande, en Amérique du Nord et Europe avec près de 500 espaces. Nous avons une croissance typique de startup, nous sommes passe de 50 à 250 employés en un an par exemple!
Pour ma part, je suis ingénieur logiciel de formation mais je me consacre de plus en plus à la gestion des équipes de développement logiciel et produit. Je gère souvent plusieurs équipes polyvalentes dans un contexte agile sur des projets qui impactent tous les départements de l’entreprise.
Depuis combien de temps travailles-tu dans le monde des startups ?
Depuis 2001, juste après l’éclatement de la bulle Internet. J’étais en France a ce moment là et j’ai commencé par être fasciné par le modèle des “startups,” le business model et les nouvelles technologies. Les startups opèrent souvent sur un terrain vierge où on privilégie vitesse d’exécution et technologie pour prendre un marché.
En plus de mes expériences en grandes entreprises, j’ai travaillé dans trois startups qui ont levé beaucoup de capitaux (près de $100M chacune). J’ai aussi cofondé ma propre entreprise, une agence de développement d’application mobile au début de l’ouverture de l’App Store en 2009.
Toutes les startups utilisent-elles les modèles de management qu’on nous vend sans relâche aujourd’hui (entreprise libérée etc …) ? Ont-elles toutes le même succès dans cette mise en œuvre ?
Toutes les startups commencent souvent par un petit groupe qui grandit très vite. Au début, c’est facile de vanter les mérites d’une entreprise “lean” qui n’a pas de gestionnaire et qui vit sur Slack ! Mais dès qu’on dépasse les 50 employés, le chaos qui était productif à l’origine devient paralysant. GitHub par exemple a dû se résigner à faire appel à des gestionnaires et à abandonner son organisation “plate.”
C’est un problème classique que j’ai vu parmi les startups dans lesquelles j’ai travaillé ou dans celles que j’ai pu visiter. La difficulté est toujours de trouver le bon équilibre entre mettre en place de la structure mais garder de l’adaptabilité et de la vitesse d’exécution.
Les startups aiment se vanter de leur façon de travailler, de leur différence avec le monde plus classique des entreprises. Mais la réalité finit toujours par les rattraper et celles qui n’arrivent pas à se structurer implosent. C’est souvent la cause principale de la mort d’une startup en croissance, rarement le business model ou la concurrence. Le plus grand danger est de croire que la technologie est une solution à la gestion de l’humain en entreprise.
Quelles sont selon toi les plus importantes erreurs d’interprétation que, extérieurs à ce monde, nous faisons ? Comment selon toi s’explique cet écart entre la réalité de ces entreprises et notre vision « fantasmée » du monde des startups.
Je pense qu’on se laisse séduire par les mythes des succès qui proviennent de la Silicon Valley, le capital risque et les entrepreneurs. Personne ne veut avouer à quel point ça reste difficile de démarrer une startup. Les capital-risqueurs vendent souvent le rêve américain pour attirer de nouveaux entrepreneurs, sinon leur business model s’effondre ; il ne faut pas oublier que ce sont des investisseurs qui veulent faire des profits.
Facebook est connu pour leur motto “move fast and break things”, mais Mark Zuckerberg avoue dès 2014 que leur nouveau motto est désormais “move fast with stable infrastructure.” Ce qui veut dire qu’il ont des processus de contrôle en place. Finie la période des “hackers”, il y a des règles !
Comment expliques-tu que les experts du numérique n’évoquent jamais la dimension « excellence opérationnelle » alors que nous savons tous deux qu’il s’agit d’un axe essentiel de réussite et de croissance d’une startup ?
Tout simplement parce que ça ne fait pas rêver de parler de processus et d’organisation. Les expert préfèrent rester sur la stratégie, le “product market/fit”, les levées de fonds, la culture. Bref, les deux premières années de vie d’une startup.
Mais je suis d’accord avec toi, on entend (et on lit) très souvent que l’exécution est vitale pour une startup mais on ne veut pas admettre qu’au final, une startup reste une entreprise et les méthodes classiques de gestion s’y appliquent tout aussi bien. Je dirais qu’il y a peut-être plus de liberté pour expérimenter avec des méthodes plus ésotériques mais au final, je n’ai jamais vu cela bien fonctionner et on revient souvent aux bases.
On a pu voir ça récemment avec Uber et sa croissance fulgurante. Tout cela au détriment de la culture qui est devenue néfaste et chaotique dans l’entreprise. Le CEO vient d’être mis à la porte et les investisseurs vont très certainement mettre en place une structure plus conventionnelle.
As-tu eu l’occasion de visiter des entreprises des GAFAs ? Lesquelles ? Que cela t’a-t-il inspiré ?
Absolument ! Je connais des personnes qui travaillent dans ces entreprises et je vais à la Silicon Valley au moins une fois par an si ce n’est plus. Je les ai toutes visitées à l’exception d’Amazon.
L’échelle est absolument étourdissante. Je suis récemment allé chez Facebook ou 15 000 personnes sont sur le site. L’open space est absolument gigantesque. Cependant, ces entreprises arrivent à conserver leur vitesse d’exécution en privilégiant les petites équipes, l’automatisation du processus de développement et l’alignement des objectifs via des “OKR.” (Objectives and Key Results).
Chez Apple par exemple, ils essaient de conserver des équipes d’environ 10 personnes. C’est une entreprise gigantesque mais qui opère à petite échelle en interne. Bien sûr, cela demande aussi beaucoup d’alignement et Apple a une gestion par objectifs dans lesquels les équipes doivent livrer ensemble avec des milestones agressifs (6 par an).
Google ressemble plutôt a un vaste campus universitaire, ce qui n’est pas étonnant puisque les deux fondateurs sortaient à peine de Stanford lorsqu’ils ont créé Google. Ceci dit, leur succès est aussi dû a Eric Schmidt qui a été mis aux commandes de l’entreprise à ses débuts. Il a mis en place la structure opérationnelle ainsi que l’alignement par “OKR” encore en utilisation chez Google.
Quel est selon toi l’obstacle principal rencontré par les startups ? Compétences ? Management ? Leadership ? Business Model ?
J’ai vu un TED Talk sur le sujet de Bill Gross: “The Single Biggest Reason Why Startups Succeed.” Selon son étude, le “timing” (et la chance) arrive en tête avec 42 % des succès et l’exécution en second avec 32 %. Cela peut sembler étonnant, mais c’est bien pour cela qu’il n’y a pas de recette miracle pour faire d’une startup un succès.
Ceci dit, je pense que le leadership y est pour beaucoup. Être capable de rallier les troupes à une mission claire, de les aligner et être capable de traverser les coups durs est surement un des traits les plus favorables pour un entrepreneur. On parle énormément de culture dans une startup, sans trop savoir ce que cela veut dire, des mots sur un mur. C’est tout simplement du leadership.
Quelles sont les erreurs les plus fréquentes que tu y vois reproduites ?
Le manque de communication et d’alignement. Un erreur classique de leadership. Quand une startup dépasse les 100 employés, on doit revoir la façon de communiquer. Le message ne passe plus et la collaboration devient plus difficile. Le meilleur conseil que j’ai dans ce cas-la, c’est la sur-communication. Chez Facebook par exemple, Mark Zuckerberg tient un question / réponse religieusement chaque vendredi.
La gestion de projets est très souvent négligée dans les débuts d’une startup. C’est normal quand on est un petit groupe, mais quand les équipes grossissent et les projets commencent à être pluri-disciplinaires et transverses dans l’organisation, cela devient plus difficile.
J’ai déjà mis en œuvre les méthodologies agiles dans plusieurs startups avec beaucoup de succès. Je crois qu’il y a une certaine aversion envers la mise en place de processus de gestion. Ils sont rarement bien implantés et de nouveaux gestionnaires n’ont pas nécessairement la formation pour y parvenir. C’est donc très important d’investir dans la formation et le coaching des employés, surtout dans les débuts.
Quelles seraient les caractéristiques de la startup idéale ? Existe-t-elle selon toi ?
C’est difficile à dire mais je dirais que les startups qui sont le plus admirées et performantes ont souvent un vrai leadership, ça fait vraiment toute la différence.
Un des exemples récents qui me vient en tête est Shopify, un site de e-commerce. Un parcours sans faute pour cette entreprise qui vient d’Ottawa. Tout les gens que je connais adorent vraiment l’entreprise et son fondateur Tobias Lütke. Développeur dans l’âme, il est encore impliqué dans le développement du produit et très respecté.
Comment as-tu découvert 37Signals ? En quoi ce qu’ils proposaient a-t-il résonné si particulièrement chez toi ?
J’ai découvert l’entreprise de Jason Fried et DHH en 2006 avec le renouveau du Web 2.0 et le framework de développement web Ruby on Rails [bien moins lourde et envahissante que la stack Java Entreprise].
Non seulement, j’avais trouvé l’approche technologique rafraîchissante, mais aussi celle du travail. Leur livres (“Getting Real” et “Rework”) sont absolument à lire. Ceci dit, même si j’aime beaucoup certains de leur principes, Basecamp reste une “petite” entreprise (36 employés). Ils sont par exemple, les avocats absolus du travail à distance et je trouve personnellement que c’est difficile à mettre en place.
Que penses-tu de la scène française des start-ups ?
Je pense qu’elle est inexistante sur le plan international et c’est bien dommage. Ici, en Amérique du Nord, on n’entend parler d’aucun produit français, tout vient quasiment des États-Unis. Je ne pense pas que ce soit un problème de talent mais vraiment d’écosystème et de culture. La France est encore très en retard par rapport à ce qu’on peut trouver ici.
Quand je suis arrivé à Montréal en 2007 par exemple, la scène startup était embryonnaire mais déjà active. Maintenant, 10 ans après, on a plusieurs grand fonds de capital risque et des centaines de startups dans la ville. Même si on est encore loin de la Silicon Valley, il y a un fort progrès de la part de la communauté mais aussi un support politique. Le Québec investit massivement dans la recherche et supporte les entreprise par des crédits d’impôts.
Que faudrait-il pour que nous soyons capables de rivaliser avec celles de la Silicon Valley ? Quelles seraient les 2 ou 3 premières mesures à prendre ?
Un des clefs de la réussite de la Silicon Valley est la concentration des universités, fonds d’investissement et des entrepreneurs qui travaillent ensemble. Cela crée un cercle vertueux dans lequel les entreprises qui réussissent réinvestissent localement, créant d’autres entrepreneurs et de nouvelles pousses.
La culture entrepreneuriale aux Etats-Unis est également très forte. L’échec est célébré comme un apprentissage et non comme une punition et les entrepreneurs aident et conseillent les nouvelles générations. C’est bien pour cela que beaucoup de personnes qui veulent créer une startup veulent aller dans la Valley, pour rentrer dans ce cercle.
Ceci dit, la Silicon Valley est un exemple extrême, tout n’y est pas rose. Le coût de la vie y est exorbitant et c’est difficile d’y rester sur le long terme. On y va plus pour tenter sa chance. Mais cela attire quand même énormément de talents.
Pour la France, sans essayer de reproduire le phénomène, je pense que cela passe par un changement de culture sur la perception des entrepreneurs. J’entends encore que les entrepreneurs sont vus comme des opportunistes qui exploitent leur employés. Cela doit absolument changer et le gouvernement à un rôle dans ce changement de perception.
Je pense qu’il faut aussi travailler sur ses forces, plutôt que ses faiblesses. Chaque pays et ville ont des forces que d’autres n’ont pas.
Par exemple, Montréal est une ville de créatifs et les entreprises qui ont eu énormément de succès sont dans le jeu vidéo, les effets spéciaux de films et les outils de création. Le gouvernement a investi dans cet écosystème dès le début par l’intermédiaire des crédits d’impôts et le programme a été un énorme succès. Maintenant Montréal attire tous les compétiteurs dans le domaine, c’est la chasse aux talents! Le jeu vidéo dans la Silicon Valley, personne n’en parle, ce n’est pas l’endroit pour ça !
Merci Fred et à très bientôt !