J’ai rencontré au Danemark, Niels, directeur des opérations d’une entreprise industrielle de 2000 salariés qui venait d’être rachetée par un concurrent. Un concurrent qui vit et respire Lean management. Voici comment s’est passée cette acquisition lean, telle que me l’a racontée Niels.
L’opération de rachat était en cours, Niels le savait et il participait à la data room. La data room est le lieu confidentiel dans lequel l’entreprise qui se fait racheter pose les données nécessaires à l’acheteur pour finaliser l’opération. En cas de mauvaise surprise, l’opération est annulée. Sinon, elle se conclut sur les bases prévues avant l’ouverture de la data room.
Lorsque Tom, l’un des dirigeants des acheteurs, le contacte pour organiser un gemba walk ensemble deux semaines plus tard, Niels lui répond poliment qu’en période de data room, cela n’est pas autorisé. Tout aussi poliment, Tom lui répond que le gemba aura lieu avec lui, ou sans lui, mais à la date prévu. Niels interprète la réponse comme un ultimatum : s’il ne répond pas favorablement à cette demande, aura-t-il encore un poste après le rachat ? Vraisemblablement, non. Il accepte d’organiser la visite.
Niels n’était, alors, pas très familier avec le lean management mais il savait à peu près ce qu’était un gemba walk : une visite d’usine pendant laquelle les visiteurs essaient de comprendre les demandes des clients, le produit et le process. Il prévient un peu tout le monde et attend Tom plus ou moins sereinement.
Deux semaines plus tard, un mardi, Tom arrive en forme à 8h00 dans l’usine, où il est accueilli par Niels qui lui propose un café, un gâteau et une séance de PowerPoint. Tom remercie, refuse le café et, s’il accepte d’entrer dans la salle de réunion, explique qu’il restera debout[1]. Tout le monde est mal à son aise ; Niels comprend qu’il est temps d’aller dans l’usine.
L’objet de ce post n’est pas de raconter le gemba mais sa conclusion.
A l’issue de la visite, Tom est devenu beaucoup plus amical : il a vu ce qu’il cherchait, il est temps d’aller prendre une bière. Niels l’emmène au pub.
Petit cours de Lean de Tom : une fois la bière commandée, Tom refait le film de la visite à Niels en lui expliquant comment il interprète les stocks, les flux, les quais de livraison etc… d’un point de vue lean. C’est suffisamment précis pour que Niels entrevoie qu’il va falloir travailler différemment mais que ça peut en valoir la peine. Tom est très rassurant sur la façon dont Niels sera accompagné pour y parvenir, l’ambiance se détend.
Avant de se quitter, Tom aborde un dernier sujet : la data room prend fin et l’annonce officielle du rachat est proche. L’une des premières actions de Jerry, le président de Tom, sera de rencontrer le comité de direction dont fait partie Niels. “Comment vois-tu la réunion ?” demande Tom à Niels. Trois gorgées de bière plus loin, Niels explique qu’il va parler production, investissement, avenir, ce qui fait rire Tom.
“Tu vas faire comme tous les autres : le commercial aura plein de projets et voudra du budget, la R&D aura des nouveaux produits plein les tiroirs et demandera à ce qu’on les finance, etc… Et que crois-tu que fera Jerry ? Il se tournera vers toi et te dira ‘c’est vous la banque ; comment allez-vous financer tout cela ?’ “
Niels ne comprend pas, comment peut-il être la banque lui qui est la prod ? Long silence, sous l’œil tout à coup très attentif de Tom.
“On vient de parler lean management et réduction de stock, Niels. Fais le calcul : si tu divises le stock qu’on a vu dans l’usine par deux, quel cash vas-tu dégager ? C’est ça qui servira à financer les projets de tout le monde, c’est pour cela que Jerry dit que tu es la banque…”
“Et rassure-toi, ce n’est pas par deux qu’on va diviser le stock. Je pense qu’on peut aller plus loin”.
Lorsque j’ai rencontré Niels, la société était rachetée depuis 9 mois et, effectivement, le stock en usine avait déjà baissé de 40 %. Il était lui aussi certain de pouvoir atteindre les 50 % et peut-être un peu mieux. Il avait gardé son poste, en était bien content, et la découverte du Lean l’avait vraiment intéressé : moins de temps en salle de réunion, plus sur les machines avec les opérateurs, pour un ingénieur même directeur des opérations, c’est toujours appréciable.
Il avait quand même un vrai regret : “si on avait fait du Lean plutôt, on aurait nous eu beaucoup plus de trésorerie et on n’aurait pas eu besoin de se vendre.”
Conclusion : faites du Lean !
[1] Un grand classique des gemba walk : le visiteur ne veut pas de réunion et se montre désagréable tant qu’il n’est pas sur le terrain. « Ils ne croient pas qu’ils vont m’amollir avec un croissant quand même !»