Quinze années à trimbaler ma besace de questions sur les chemins du lean. Et en tout premier lieu sur le gemba. Aller voir les pièces et chercher à comprendre. Le premier pas vers le lean, et aussi le dix-millième pas. Comme une évidence qui serait là depuis toujours.
Une évidence… pour qui ? Le biais cognitif de l’expert aura encore frappé. Evident…En tout cas jamais pour ceux qui démarrent, mes nouveaux compagnons de route, parfois à leur corps défendant, et qui m’ont posé comme une ritournelle bien répétée, les mêmes questions, avec les mêmes mots, au long de ces années :
« Je ne comprends pas. Vraiment pas. Pourquoi veux-tu imprimer des [Tickets, Dossiers, Incidents, Jira, demandes, réclamations…] ? On a déjà fait un audit l’année dernière. Tout est déjà dans les serveurs. On vient juste de digitaliser tous nos dossiers dans une GED/ un workflow qui a pris 2 ans à installer. Ca gâche du papier, c’est pas écolo, ça ne sert à rien. En plus ça prend du temps. De toute façon la Direction nous demande d’économiser du papier. On est même incentivés sur les économies de papier. Imprimer mais quand même tu n’as pas besoin de tous les onglets ? L’historique aussi ? En plus, je n’ai pas accès à l’imprimante. Je ne sais même pas ou elle est. Toi qui fais du lean, tu devrais bien comprendre que c’est du gaspillage quand même ! Si tu me disais ce que tu cherches ça serait plus simple. J’ai pas le temps, j’ai du boulot là.»
Jusqu’ici ma réponse était du genre : « OK j’ai bien compris. Tu peux m’expliquer comment faire pour en imprimer une trentaine s’il te plait ? Si tu n’as pas le temps je le ferai moi-même. »
Et l’incompréhension était telle, que je me suis retrouvé plus souvent qu’à mon tour à imprimer, sous des applicatifs variés, du plus exotique au plus universel. Toute une journée à cliquer sur un bouton imprime, sous le regard de biais, incrédule, de tout un open-space et du manager. Mes trois outils de base : un poste inoccupé, une agrafeuse et une boite d’agrafes de la bonne taille. Plus un large sourire.
Mauvais pour le leadership ? Au contraire. Bon pour la sympathie. Je redeviens un humain à qui l’on peut parler. Bizarre, certes, mais de toute façon les coachs lean… Je circule dans des locaux inconnus, seul. Je commence à faire partie du lieu… On m’invite à déjeuner ensemble à la cantine. On s’intéresse : « Alors, ça avance les impressions ? »
Et une fois imprimés, LA question : « Mais à la fin des fins, qu’est ce que tu comptes trouver ? Tu cherches quoi là ? Je ne comprends toujours pas ».
Celui qui ne sait pas ignore totalement l’existence même de ce qu’il pourrait savoir, et celui qui sait ne sait plus expliquer ni le pourquoi ni le comment de sa pseudo-évidence. Mes deux réponses-valises ont longtemps été : « c’est ce que la méthode recommande » et « fais confiance, c’est cela qui marche. » Deux accroches qui manquaient un peu de ressort, quoique toujours préférables au sibyllin « Si je le savais déjà, on n’aurait pas besoin de le faire ! »
C’est mon fils qui m’a coaché sur le sujet en cette période de confinement. « Si on remettait en état le Trampoline ? Chiche ! ». On a retrouvé le tapis, l’armature est encore bonne, le vieux filet est tout recousu ; il ne manque que les ressorts, soigneusement rangés dans un bac à la cave. Les voici :

Aller sur le gemba pour étudier les pièces, vraiment
Mince, ils sont tout rouillés ! Bon, je m’installe au soleil pour les trier. Les bien rouillés d’un côté, les potables de l’autre. Après tout c’est mon métier le gemba ! Chromés = critère OK, Rouillés = critère NOK. Evident, non ? J’en prends deux bonnes poignées.
Donc les vieux rouillés à gauche, les petits nickel-chromé à droite, les moyens au milieu. (Une pure convention personnelle.) Comme ça.

Tiens ! En fait il y en a de sacrément distendus !! Les deux à gauche sont complètement fichus, je ne pourrai rien en faire. Ceux-là sont complètement inutilisables, pour sûr.
Ah mais en fait il y en a d’autres de distendus mais qui ne sont pas rouillés, les deux à gauche dans mon paquet de droite, des soi-disant OK, en fait totalement NOK.
Donc finalement mon critère ce n’est pas que Rouillé ou Chromé, c’est aussi distendu ou pas. Comme cela.

Et cela me donne trois « paquets » : quatre distendus NOK, six plus ou moins rouillés dont je ne sais pas trop quoi faire, et un seul ressort encore Chromé, c’est-à-dire ni distendu ni rouillé, donc OK. Je viens de redéfinir mon critère OK NOK. Super !
Sauf que ca va me couter un bras cette histoire : 9 % de OK, 91 % de déchet. 1 seul ressort ok, dans cet échantillon de 11, parmi tous les ressorts que je stocke dans ma cave depuis un an. Parmi mes six du milieu, je ne pourrais pas en récupérer un ou deux ? Si je les regarde avec attention les six du milieu, il y en a deux qui sont quand même un peu distendus… non trois. 1, 2 et 4 en partant de la gauche. Il en reste un autre, très rouillé et finalement assez distendu lui aussi, celui à droite, qui ne m’inspire pas confiance du tout. Par contre, les deux derniers, n°3 et 5 en partant de la gauche, seraient peut-être utilisables ? Je vais les poser a coté de mon ressort OK de droite pour voir.

Ah mais tiens ! vous voyez ? En fait, les trois ressorts de droite ont l’air d’avoir la même taille. Très intéressant ! Je vérifie :

C’est exactement cela ! Rouillés ou chromés, ces trois-là ont exactement la même taille ! Ils ne sont pas du tout distendus ! Tous les autres sont plus grands ! En fait c’est cela mon critère OK : les trois ressorts à droite ont conservé leur taille d’origine, donc leur fonction de rappel ! J’aurais pu y penser avant…
Contrairement aux huit à gauche, qui sont tous distendus, donc plus longs ! Le critère n’est pas du tout rouillé / chromé comme je le pensais initialement, mais distendu/ court. Parfaitement évident et très simple. En plus j’arrive à 3/11 = 27 % de réutilisable selon mon échantillon de 11. J’ai potentiellement triplé mon niveau de qualité avec ce nouveau critère opérationnel. D’ailleurs c’est quoi la longueur de mes ressorts OK si je veux en commander d’autres ? : 165 mm.
En effet c’est l’une des tailles proposées. Parmi 116, 136, 140, 145, 165, 175, 178, 185, 190, 200 mm…Combien je vais en acheter ? Hum, les 24 NOK de mon bac que j’ai finalement décidé de rejeter car faisant plus de 165 mm ? On ne sait jamais, je vais aller voir combien il y a de trous dans l’armature du trampoline : 96 trous. Moins les 63 ressorts que je conserve pour réutilisation, je dois en commander 33 et pas 27.
Aller sur le gemba pour mesurer sans idée préconçue et mieux apprendre
C’est tout cela le gemba. C’est voir les pièces, voir leur usage, explorer, chercher à construire des catégories, pour définir des critères. C’est réfléchir avec ses mains, sa vue, ses pieds, en plus de son cerveau. Mesurer, sans idée préconçue. Pour arriver finalement à quelque chose de simple et d’évident. J’aurais bien pu y penser avant ? Peut-être, maintenant que je sais ce que je viens d’apprendre. Mais sans doute pas avant. C’est pour cela que je fais du gemba. Pour mieux apprendre. Pour mieux rebondir sur ce que je ne connais pas encore.
C’est pour cela que j’ai dû ressortir mes ressorts, commencer par en extraire un échantillon que je puisse trier à la main un par un, lentement, en y réfléchissant. Cela m’a permis de constater qu’ils étaient rouillés, puis distendus, puis d’en faire des paquets semblables, sans trop savoir ce que je cherchais, puis de me fixer des critères, puis d’affiner ces critères, pour enfin définir une règle simple et mesurable. OK = 165 millimètres. Que j’ai pu ensuite tester, avec succès, sur l’ensemble de mon stock de ressort.
Cela m’a aussi donné une estimation initiale de mon niveau de non qualité. Une estimation très précise en fait. Pour une seule bonne raison : mes ressorts dans leur bac ont tous été soumis presque exactement aux mêmes conditions d’utilisation puis de stockage. Dans des conditions de faible variabilité, un échantillon – même petit – reste étonnamment pertinent.
Exactement comme tous mes échantillons l’ont été depuis quinze ans, pour les mêmes raisons : les dossiers, les tickets ou réclamations, tout comme mes ressorts, émanent des mêmes catégories de clients, sont traités par des processus très peu agiles, par des équipes stables, poussés dans des workflows qui se ressemblent, et suivent des procédures immuables depuis la nuit des temps administratifs ou informatiques d’un même service d’une même entreprise. Donc il y a peu de différences intrinsèques entre les pièces d’un même processus, ce qui en rend par nature tout échantillon aléatoire pertinent. C’est d’ailleurs cela, si l’on y réfléchit bien, qui garantit à chaque fois la pertinence d’un gemba bien conduit, car c’est ce qui explique que ce que nous voyons aujourd’hui à cet endroit sera très voisin de ce que nous verrons demain au même endroit dans les mêmes conditions d’exploitation. C’est le ressort du gemba.
Très bel article… Ca me rappelle une experience, quand je faisait du recrutement en Belgique.
Nous avions des besoins de sociétés et cherchions des candidats dans nos bases de données. Une fois, le patron (qui considérait parfois que le temps passé devant l’ordinateur était du temps perdu…) nous a emmené dans une pièce d’archives où tous les dossiers des candidats qui avaient passé un entretien avec nous étaient imprimés, depuis 5 ans. Personne n’allait plus dans cette pièce. A 8 managers, nous avons passé une matinée à consulter des dossiers au hasard, et ce matin-là, nous avons trouvé des solutions à tous nos besoins!
Pour rebondir sur vos ressorts, j’ajouterai un point:
Ce n’est qu’en testant un ressort (tenir un côté et tirer de l’autre côté) en reproduisant la situation opérationnelle que vous allez pouvoir voir si ils sont toujours fonctionnels… Peut-être que le premier que vous allez tester ainsi va montrer qu’il n’a plus aucune élasticité…
Observer les ressorts au repos ne donne aucune idée de ce qu’ils peuvent avoir comme performances lors de l’effort, non?
De plus, ils est probable que le trampoline fonctionne très bien avec seulement 70% de ressorts opérationnels, non?
Beau cas d’école!
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