Retrouvez la première partie du billet ici : Frédéric Buono explique comment il a permis à son client de diviser par 10 le délai de déploiement de produits « sur étagère » chez ses propres clients.
5. Temps du client / temps de l’éditeur
Un point doit attirer notre attention : si les produits sont livrés en moyenne en 360 jours et que nous constatons 202 jours de délai sur notre échantillon, c’est que quelque chose nous échappe. Soit l’échantillon est particulièrement non-représentatif, soit le système d’information nous désinforme. Retournons sur le terrain découvrir ce qu’il se passe !

Quelques années auparavant, lorsque le NOWS fut mis en place, chacun s’est posé la question de la cinématique implémentée dans l’outil de ticketing. Naturellement, chacun des responsables de silo s’est fermement opposé à ce que le délai mesuré à son étape commence à courir depuis la fin de l’étape précédente. En parallèle, chaque responsable de silo s’est vivement opposé à ce que le délai continue de courir au-delà du jalon « fait-fini ». Moralité, le délai de réalisation de l’étape commence à courir lorsque l’intervenant déclenche son chronofiche, et il prend fin lorsque ce même intervenant termine sa tâche. La circulation des pièces est gérée par le comité « grooming (toilettage) bi-mensuel » inter-étape qui va gérer le CACIS alias « Commitment Agile Capacitaire Inter-Silos », autrement dit : la quantité de pièces embarquées dans chaque sprint de deux semaines. Donc, du point de vue « du processus », le délai est de 202 jours. Ce qui n’a déjà rien à voir avec les 360 jours annoncés, très exagérément, par les commerciaux qui sont devant les clients. Notons que 360 jours ou 347 jours ou 202 jours pour faire 113 minutes ou encore 1h53 de travail, on reste tout de même dans l’épaisseur du trait !
Notre cible est de diviser par 10 le délai perçu par le client. Le choix est simple : faut-il passer de 360 à 36 jours ou bien de 202 à 20,2 jours ? Tout à coup, les équipes sont beaucoup moins regardantes sur l’exagération de la mesure initiale du délai. Pour le challenge, parce que c’est un compte rond et que personne n’y croit, tout le monde s’accordera sur une cible de 30 jours de délais pour réaliser un peu moins de 2 heures de boulot. Un autre point essentiel qu’il ne faut pas perdre de vue est que le coach Lean a interviewé les 30 clients étudiés. Et le point de vue des clients est simple : leur propre organisation ne leur permet pas de déployer en moins de 30 jours. Il est donc inutile de leur proposer de déployer en 2 heures !
Quoi qu’il en soit, nous partons de 360 jours, notre cible est d’atteindre 30 jours, et nous venons de découvrir un gisement d’amélioration purement organisationnel : relier les points entre les étapes nous offre un gain potentiel de 145 jours sur les 330 à éliminer !

6. A quoi jouent-ils ?
Il est temps de retourner faire un tour sur le terrain. Comment se passe la journée de travail des personnes qui conduisent le processus ? Pour cela, rien de plus simple. Avec ma méthode du cercle de Ohno, il « suffit » de prendre une chaise pas trop confortable, histoire de ne pas se laisser aller à une certaine forme de torpeur. Oui, il est facile de s’assoupir lorsqu’on va passer 3 heures à regarder tout le monde bouger et prendre des notes sur tout ce qu’il se passe ! Personnellement, je fais un plan des lieux, avec les bureaux et les personnes. Cela facilite la prise de notes directement à l’endroit où se passent les choses. Le point essentiel est de comprendre que tout ce que l’on observe change. Mon arrivée crée des vaguelettes qui vont perturber l’écosystème pendant 15 à 30 minutes. Puis je fais partie du décor et l’activité habituelle de l’équipe reprend le dessus. C’est là que les choses intéressantes commencent !
Voici quelques résultats sur 2 des 4 équipes qui conduisent les étapes du processus :

A l’évidence, les absences du poste de travail en dehors des pauses indiquent que les personnes ne sont pas matériellement en train de faire tourner le processus produisant la valeur attendue par les clients. Après interview de chacune des personnes observées, il s’agit essentiellement de réunions et dans une moindre mesure d’assistances à des collègues. Les mêmes personnes interviewées déclarent que 4 fois sur 5, la réunion ne leur apporte rien et qu’ils n’y apportent rien non plus. Cerise sur le gâteau : certaines réunions se tiennent au poste de travail ! Un point qu’il n’était pas facile de constater par l’observation « à distance ».
Malgré d’âpres résistances de l’organisation, chacun convient qu’un 5S dans les agendas est nécessaire. Entre la réduction du nombre de réunions et la réduction de la durée des réunions restantes via l’élaboration d’un standard de temps, le gain dur est estimé à 70 jours de délais éliminés par le recentrage des équipes sur la valeur. Ce gain serait pérennisé au moyen du daily meeting de chaque équipe, qui permettrait à celles-ci de s’organiser autour de la production et de tirer l’andon face à une rechute de réunionite.

« Un travail réalisé en continu prend moins de temps et d’énergie que lorsqu’il est réalisé en plusieurs fois », « Executive Behaviour », 1951, Sune Carlson, économiste, 1909-1999.
Fort des observations de Carlson, d’autres se sont penchés sur le temps qu’il faut pour revenir en ligne sur ses activités après une interruption. Ce temps est usuellement estimé entre 3 et 5 minutes. Pour les 2 équipes observées, cela correspond à une activité dégradée, source de lenteurs et d’erreurs, pendant 15 à 45 minutes par heure. Invitées à réfléchir à ce sujet, les équipes souhaitent mettre en place des « plages de silence » afin de pouvoir travailler au moins 30 minutes d’affilée par heure sans être interrompues. Le gain en délais cumulé était estimé à 18 jours.

Il est temps de retourner sur le terrain.
Intéressons-nous à ce qu’il se passe lorsque les personnes sont vraiment en train de toucher les pièces. Nous voici donc les deux pieds et les deux yeux dans les gaspillages (retouches, gestes inutiles, attentes, gestions de stocks, surproduction, étapes inutiles, transports). On ne va pas se mentir, on s’attendait un peu à ce qu’il y ait « quelques » retouches. En effet, les observations menées sur les personnes au moment où elles touchent la pièce montrent qu’elles s’y reprennent souvent à deux fois, parfois trois. Les problèmes viennent à la fois de la qualité des entrants et de la qualité d’exécution. A la correction s’ajoute le diagnostic préalable. Ces corrections perturbent le flux d’au moins deux façons :
- Elles créent un coût d’opportunité. Le temps passé à refaire une tâche est pris au détriment du temps passé à faire une nouvelle tâche. Cela engendre le grooming en fonction de la capacité des équipes.
- Elles créent de la gestion de stocks. Les tâches en cours de reprise créent des goulots d’étranglement à l’endroit même de leur correction, mais également aux étapes de test, qui voient leur charge moyenne doubler. Ceci finit invariablement par un gaspillage de gestion de stocks avec les task forces permanentes en charge de prioriser et re-prioriser les tâches.
Le processus, comme souvent, n’a rien de kafkaïen malgré quelques contrôles qualité parfois un peu lourds, mais qui se justifieront tant que ladite qualité ne sera pas au rendez-vous à chaque étape. La mise en place de bacs rouges et leur analyse plusieurs fois par semaine permettrait de faire émerger des familles de problèmes et de causes racines à éliminer. L’élimination des causes racines permettrait de réduire le délai excédentaire d’environ 75 jours. Mais ce n’est pas tout.
Vous vous souvenez que je vous parlais des interruptions intempestives des personnes pendant leurs activités. Je l’avais constaté en observant sur le terrain au milieu d’open space. En mer, il y a les icebergs. A une célèbre exception près, il est assez aisé de les détecter et de les éviter. Il y a aussi les growlers. Ces morceaux de glace flottent à la limite de la surface de l’eau et ne sont détectables pratiquement qu’au moment où l’on a le nez dessus. Teams, Slack, WhatsApp et leurs concurrents sont un petit peu les growlers de l’observation depuis la vigie du cercle de Ohno. L’observation au poste de travail m’a fait découvrir une autre source de perturbation des personnes. Ici, ce sont Teams et Slack. D’autres outils existants sur le marché se révèlent tout aussi efficaces pour perturber discrètement l’activité des personnes. Une rapide formation à l’utilisation de la fonction « mute » aura tôt fait de limiter les atteintes à la concentration des non-digital natives. Il est bien évident que les digital natives sont également perturbés par ces notifications. La plupart refuse simplement de l’admettre !

Nous voilà désormais plus proches de l’objectif que nous ne l’avons jamais été. A 52 jours de délais au lieu de 360, tout le monde signerait déjà (même les clients). Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?
En effet, les plaintes sont nombreuses, notamment à l’encontre des équipes de qualification et de tests, souvent chez les métiers, qui n’ont jamais le temps de tester et qui « mettent tout le monde en retard ». Mais est-ce bien vrai ? Il est temps de retourner sur le terrain.
La mise en place d’un kanban où positionner tout le backlog de produit à livrer et tout l’encours (alias WIP) met vite en lumière un goulot d’étranglement au niveau des tests en métier. L’analyse avec les intéressés des pièces bloquées en test révèle qu’il s’agit d’un problème de coordination entre les acteurs. L’équipe métier, qui réalise les tests en plus d’autres activités, décide de mettre en place des plages de tests tous les jours, et d’organiser des rotations de ses membres pour en assurer la bonne tenue. Nous voilà avec un potentiel minimum de 22 jours de délais à supprimer.

7. « Il nous faut un plan d’attaque » (Captain America, 1917-1943 ; 2011-2019)
Et bien nous voilà à la fin du plan de bataille. Il ne reste qu’à l’envoyer s’écraser sur le mur des réalités. Pour y parvenir, nous avons déterminé un standard de temps qui permet de définir le délai alloué à chaque étape pour réaliser l’ensemble de celles-ci en 30 jours au lieu de 360. Il y a toujours quelque chose de déprimant à écrire qu’on s’apprête à réaliser 113 minutes de travail en 30 jours de délai. Mais puisque c’est ce qui convient au client, nous ferons preuve d’humilité ! Nous aurions tout aussi bien pu poser au frigo la demande du client pendant 28 jours et ne la réaliser que sur les 2 jours restants du délai, cela aurait créé une tension sur le flux qui aurait nécessité d’autres résolutions de problèmes. Un autre jour peut-être ?

La mise en place d’un flux tiré va permettre de produire au rythme attendu et ce faisant, de tirer tous les problèmes qui s’opposent à l’écoulement et à la réalisation de notre plan de bataille. C’est ainsi que va être généré un flux de PDCA dont la bonne fin va permettre de supprimer tous les obstacles aux bonnes idées exposées pour éliminer les délais excédentaires.
Au final, l’équipe aura mis près d’un an à atteindre son objectif. Elle sait aujourd’hui qu’elle peut le dépasser. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Donc elle se tourne vers d’autres problèmes : elle est désormais sur-capacitaire.
Comment faire pour que les commerciaux tirent davantage d’affaires vers les équipes en aval ?
Vous souhaitez être accompagnés ou connaître nos offres ? Contactez-nous avec le formulaire ci-dessous !