Lorsque je travaillais pour British Airways à Londres, ma voisine de bureau, la brillante Rachael (diplômée de philosophie – oui : dans une équipe IT) avait pour mari un chic type du nom de Terry. Il y avait une excellente dynamique dans cette équipe : nous faisions du bon boulot et livrions des projets dans les temps et budget – un truc de dingues. Du coup nous avions de nombreuses opportunités pour célébrer les projets réussis au pub avec Andy, supporter de Middlesbrough FC (au Royaume Uni, les lads se présentent en communiquant 3 informations : leur prénom, leur ville d’origine et le club de football qu’ils supportent), l’immense Doug qui mesure plus de deux mètres, Barbara (qui tricota un gilet à la naissance de ma fille), Drew (supporter de Sunderland) et last but not least Adrian, notre manager, bienveillant bien que supporter du Chelsea FC.
C’est à une des ces occasions que j’ai rencontré Terry. Un beau gars jovial aux cheveux clairs et aux yeux très bleus – qui, rétrospectivement, n’était pas sans évoquer Justin Timberlake – supporter du Luton FC, crois-je me rappeler. Terry m’expliqua ce qu’il faisait : il était consultant SAP. Nous étions en 1998, la France allait bientôt remporter la coupe du monde de football et je découvrais à ce moment précis le mal qui allait contaminer les grandes organisations au début du 21e siècle : l’informatisation des processus.
1990-2010 : l’informatisation des processus
À cette époque, la fin des années 90 donc, la demande SAP était hystérique. Je n’ose vous donner le montant de son taux journalier (Terry était indépendant). SAP proposait un rêve de dirigeant tayloriste : formaliser des processus métiers et les figer dans des systèmes d’information.
Le DSI allait ainsi devenir une organisation clef de l’entreprise alors qu’elle était la « garante » de l’informatisation des processus de l’entreprise. L’entreprise avait décidé d’optimiser son organisation depuis la perspective de son organisation interne, incarnée par les processus. Et la DSI est devenue cette organisation au cœur de très nombreuses conversations. Une équipe sur laquelle les équipes métier posent un regard pour le moins dubitatif.
En 2013 lors d’un meet-up Entreprise 2.0, j’ai entendu pour la première fois l’expression « Transformation Digitale », proposition donnée par l’éminent Richard Collin comme alternative au Social Business qui ne voulait pas dire grand chose. Depuis lors, je me suis souvent demandé pourquoi ne parle-t-on plus de systèmes d’information ? Une réponse possible : l’intitulé « Systèmes d’Information » est devenu le symbole de cette volonté de maitrise des processus, marquant cette période et cette vision de l’organisation.
Du logiciel souvent pataud, peu ergonomique, qualifier de enterprisey par les hackers anglo-saxons, logiciel qui est imposé à des utilisateurs captifs de ces outils inadaptés à leurs problématiques métier.
2010-2017 : l’avènement du parcours client
Avec ce focus auto-centré de l’entreprise, il est vite apparu qu’il y avait un grand oublié dans l’histoire : le client.
Le client se moque bien que dans 80 % des cas les services sont rendus dans les temps, s’il fait partie des 20 % des infortunés de la statistique. Le client se moque bien de savoir que chaque étape du processus est dans les temps si entre chacune des étapes il y a des attentes et/ou des aller-retour qui font, qu’au bout du compte, sa demande sera traitée en 1000 jours alors que le travail à effectuer ne représente qu’une charge effective de moins d’un jour (cas réel observé).
L’avènement de technologies publiques plus puissantes, plus fluides et mieux intégrées que les technologies mises à disposition au sein de l’entreprise aura joué un rôle fondamental dans la mise en évidence des manquements de nos DSI. L‘année 2007 est probablement l’année pivot durant laquelle c’est devenu impossible à dissimuler. Le Design Thinking en 2009 va « théoriser » ce changement profond pour l’entreprise : on va enfin pouvoir se concentrer sur le parcours client.
Après avoir, durant 20 ans, optimisé l’utilisation de l’organisation interne, on va enfin commencer à s’intéresser au client, son expérience du produit et du service, en utilisant des indicateurs qui ont un sens pour lui. Un exemple typique d’indicateurs à côté de la plaque dans une DSI : un indicateur qui consiste à suivre le nombre de demandes sur lesquelles on a travaillé (indépendamment du fait qu’on les a terminées ou pas) plutôt que le nombre de demandes livrées au client. Un autre exemple dans le monde de l’agilité : suivre les Story Points livrés (indicateur de la complexité des sujets traités) plutôt que les cas d’utilisation ou User Stories qui représentent de la valeur pour le client.
Si aujourd’hui le digital est devenu un tel sujet pour les entreprises c’est parce qu’il incarne justement ce changement majeur de perspective : d’une perspective interne sur les Processus à une perspective externe, du Client. C’est en cela que réside la différence majeure entre l’IT et le digital dans notre inconscient collectif d’acteurs du secteur tertiaire : l’IT incarne le focus sur les processus alors que le Numérique incarne le focus sur le parcours client.
On comprend alors facilement pourquoi les directions ont souhaité sortir le sujet du numérique du giron de l’IT organization (la DSI).
L’architecte et l’ergonome : Push Technology Vs Pull Technology
Bien avant Changes By Design (un ouvrage qui, en toute transparence, m’est tombé des mains en raison d’une perception de manque de rigueur intellectuelle), Daniel Jones et James Womack avaient identifié ce problème de focus clients dans les services. Ils ont proposé une approche structurée inspirée du Lean dès 2005 dans leur ouvrage Le Lean au Service du Client (Lean Services en anglais) – sans toutefois avoir le même écho que l’ouvrage de Tim Brown, malheureusement.
Une approche qui, appliquée au monde l’informatique se présente sous ce que Dan Jones appelle le Pull Technology, qui consiste à tirer les fonctionnalités informatiques depuis les besoins métiers des clients en s’appuyant sur une démarche basée sur l’ergonomie et la compréhension profonde des cas d’utilisation, une approche complètement en phase avec ce dont on parle aujourd’hui lorsque l’on parle du numérique.
Cette approche s’oppose à celle, classique, que l’on peut observer dans les directions informatique, de Push Technology qui consiste en une démarche d’architecture et d’urbanisation des systèmes, avec pour but de concevoir, à partir des technologies disponibles, des solutions « en chambre » (i.e sans aller sur le terrain pour essayer de comprendre très précisément les besoins métiers) : pousser de la technologie aux métiers. Comme l’explique Dan Jones dans l’interview qu’il a accordée à #hypertextual :
La vision actuelle des directions informatiques est qu’ils sont les experts capables de transformer l’organisation entière et d’en repenser les processus. Hélas, comme vous ne pouvez pas voir quels sont les véritables besoins du processus existant depuis votre poste, le taux de réussite de ces initiatives est très faible. Nous avons donc besoin d’une autre solution : rassembler les développeurs avec les équipes d’utilisateurs et travailler ensemble. Cela pour comprendre comment les utilisateurs luttent contre les mauvais processus existants afin de pouvoir, dans un premier temps, les rationaliser puis les automatiser.
Le Lean pour le digital
C’est au cœur de cette distinction essentielle que réside la raison d’être du Lean IT. Et s’il fallait retenir une seule idée des plusieurs dizaines d’articles de ce blog ce serait celle-ci : le Lean est la stratégie pour appréhender les enjeux du digital.
En se concentrant sur le client et sur son parcours avec la pratique du Genshi Genbutsu (aller voir sur le terrain), le Lean avait depuis une cinquantaine d’années déjà développé cette notion du parcours client. L’histoire de l’ingénieur en chef de la Toyota Camry, qui a passé plusieurs mois avec une famille américaine à traverser les US pour comprendre comment ils « vivaient » leur voiture est, à ce titre, révélatrice.
En se concentrant sur les éléments de performance opérationnelle essentiels pour le client (qualité et délais) depuis la perspective de ce dernier, le Lean permet de concentrer notre énergie sur ce qui est important pour lui.
Enfin, en intégrant dans les pratiques quotidiennes les feedbacks client pour comprendre ce que l’on peut améliorer, et en s’appuyant sur la rigueur de la pensée scientifique pour expérimenter, mesurer et valider, le Lean répond parfaitement à l’enjeu majeur du digital : remettre le client au cœur des préoccupations de chacun dans la numérisation.