The original English version of this interview by Cecil Dijoux is available on his blog: #Hypertextual.
Depuis quelques années, Lean et préoccupations environnementales vont de plus en plus de pair. En effet, Toyota a montré la voie : la réduction de son impact sur l’environnement est un sujet majeur d’innovation pour le constructeur japonais ainsi qu’un pilier de sa vision pour le 21e siècle. Pionnier des technologies hybrides depuis la fin des années 90 avec la Prius, l’entreprise japonaise se positionne aujourd’hui avec la technologie de pile à combustible. Enfin Lean & Green est une alternative crédible et pratique à l’idéologie de la décroissance.
Kelly Singer est une observatrice et une actrice de cette tendance émergente. Selon elle, les problématiques environnementales à l’échelle planétaire représentent l’un des sujets les plus difficiles de notre temps et le Lean qui se concentre sur la réduction des gaspillages peut certainement aider à relever ce challenge.
Bonjour Kelly, pouvez-vous vous présenter ?
J’ai été entrepreneur dans le secteur de la santé et du développement durabme et consultante dans la région de Seattle. Aujourd’hui, en tant que responsable éditoriale de LeanGreenInstitute.com et basée à Paris, j’explore la façon dont l’intersection de la pensée Lean et les préoccupations environnementales peuvent rendre les entreprises plus compétitives, notre environnement plus sain et inspirer les gens à devenir acteurs du changement.
Qu’est-ce qui vous amené à vous intéresser au sujet Lean & Green ?
Professionnellement, j’ai fait du Lean pendant plusieurs années aux Etats Unis et le développement durable est un sujet qui m’intéresse à titre personnel. Mais je ne comprenais pas pourquoi il était si difficile d’avoir un style de vie respectueux de l’environnement.
La réalité c’est que notre société a une tendance naturelle au gaspillage des ressources. Un jour j’ai eu comme une révélation, je connaissais en fait un système capable d’identifier et d’éliminer ces gaspillages : le Lean ! Je me suis alors demandée si le Lean pouvait s’appliquer au développement durable et à la réduction du gaspillage des ressources naturelles.
En arrivant à Paris, j’ai eu la chance de rencontrer des membres de l’Institut Lean France qui m’ont apporté leur soutien pour me permettre de poursuivre mes recherches sur le Lean, l’écologie et le développement durable. J’ai eu l’opportunité de travailler avec des experts internationaux du Lean et des entreprises européennes qui sont à la pointe dans Lean & green.
Selon vous, pourquoi est-ce une question aussi importante aujourd’hui ?
L’écologie est un sujet important pour tout le monde, quels que soient notre sphère d’influence ou notre rôle. Il suffirait qu’un million de personnes fassent un petit effort écologique dans leur vie quotidienne, pour que cela ait un impact énorme. Il suffit de regarder l’impact négatif de nos actions collectives sur la planète. Si l’on s’entête à produire et consommer de la même façon linéaire (extraire, fabriquer, jeter), notre qualité de vie va continuer à se détériorer.
Regardons les faits :
- L’Organisation Mondiale de la Santé considère que la pollution de l’air est « la seule menace environnementale devant laquelle nous sommes tous égaux », elle affecte 80 % de la population vivant dans les villes et tue au moins 7 millions de gens par an.
- Chaque année il devient de plus en plus compliqué de produire de la nourriture en raison de la surexploitation des ressources naturelles nécessaires à la satisfaction de la demande d’une classe moyenne grandissante. Conséquence : les agriculteurs utilisent des produits chimiques de plus en plus puissants pour produire plus, ce qui engendre des maladies chroniques, des insectes aux capacités sur-développées, résistant aux traitements et des conditions déplorables pour les animaux.
- Pour les habitants des régions les plus pauvres de la planète, les conséquences du changement climatique prennent la forme de sécheresse, inondations ou tempêtes. Quand ces catastrophes naturelles surviennent, elles réduisent à néant les réserves d’eau potable ou les contaminent, mettant en danger des millions de personnes. Les pays riches ne sont pas à l’abri, les grosses tempêtes et ouragans dus au changement climatique menacent la vie sur le littoral et obligent les habitants à déménager.
- Qu’en est-il de la qualité de vie pour toutes les autres espèces ? Nous perdons des ressources, des espèces animales et végétales riches et magnifiques que nous ne retrouverons jamais (sujet particulièrement d’actualité : « Selon le WWF, plus de la moitié des animaux sauvages ont disparu en quarante ans » article paru aujourd’hui dans Le Monde) .
Nous devons réfléchir à une façon de mieux faire fonctionner ensemble activité humaine et environnement pour faire prospérer l’un et l’autre ensemble. Et cela commence par un simple kaizen.
Comment expliquez-vous que l’écologie qui est un enjeu majeur ne soit pas considérée comme tel ?
La situation que je viens de décrire est effrayante mais je trouve encourageant de constater qu’une prise de conscience du changement climatique et de la nécessité de préserver l’environnement émergent partout dans le monde. En 2009, seulement un Américain sur trois croyait que l’être humain était responsable du changement climatique. Et les dirigeants internationaux n’ont pas réussi à se mettre d’accord lors du Sommet sur le Climat à Copenhague pour réduire les émissions de CO2. A l’époque, les multinationales du pétrole ont dépensé des millions pour promouvoir des études visant à tromper le monde et à nier le réchauffement climatique. La bataille pour un monde écologique semblait alors perdue.
Mais de gros progrès ont eu lieu au cours des deux dernières années. Les dirigeants politiques du monde entier, les décideurs des grandes entreprises mondiales et même le Pape et le Dalaï Lama y ont contribué. Au sommet de Paris sur le climat en décembre 2015, 187 pays se sont engagés à réduire leurs émissions de carbone, et l’accord vient d’être ratifié par l’Union européenne le 5 octobre dernier.
La route est encore longue et certains obstacles sont dans nos têtes. Des études montrent que les gens ne savent pas ce qu’ils peuvent faire à titre individuel contre le réchauffement climatique et beaucoup ne changent strictement rien dans leur comportement à la maison ni sur leur lieu de travail.
De quelle façon le Lean peut-il favoriser la prise de conscience environnementale dans les entreprises ?
Ce que mes travaux de recherche m’ont appris jusqu’à présent c’est que la pensée Lean peut rendre la démarche écologique plus efficace et favoriser la prise de conscience à l’échelle de l’entreprise et cela pour 3 raisons :
- La réalité du Gemba :
Les initiatives environnementales qui partent du haut de la pyramide sont souvent motivées par une volonté d’affichage et ont peu de lien avec la réalité du terrain. Dans les entreprises Lean, les initiatives partent du terrain, elles sont initiées par ceux qui font le travail et connaissent généralement mieux les problèmes.
- Le leadership Lean
Les entreprises Lean pensent que leur meilleure défense contre le changement climatique est une équipe engagée, qui se préoccupe du sujet et qui cherche à s’améliorer en permanence. Pour les dirigeants Lean et Green, le véritable ennemi à combattre n’est pas le changement climatique mais l’apathie. Dans son livre « Lead with Respect » Michael Ballé souligne brillamment comment les dirigeants Lean coachent chaque personne pour trouver et résoudre les bons problèmes dans leur travail. Les mêmes principes de leadership s’appliquent à la question environnementale et au développement durable. Les dirigeants ont compris que des actions d’amélioration mises en place et initiées par tous les employés sont plus efficaces qu’une grande stratégie pour devenir une entreprise verte.
- Le cadre pour réussir
Le système Lean permet d’attaquer les gros problèmes simplement. Les travaux de Jim Morgan du Lean Entreprise Institute sur le « compatibility before completion » apportent une approche nouvelle. Cette méthodologie permet aux entreprises de réfléchir à leur empreinte carbone sur tous les flux de valeur, en partant des toutes premières étapes de développement, au lieu de ne s’en préoccuper qu’à la fin du processus comme le font la plupart des entreprises.
L’autre exemple est celui de l’objectif que s’est fixé Toyota : zéro rejet en décharge et zéro émission de carbone en 2050. Cela peut sembler irréaliste pour n’importe quelle entreprise mais en les planifiant grâce au Lean et en communiquant dessus, ces objectifs deviennent des jalons réalisables sur lesquels chaque personne dans l’organisation s’implique et joue un rôle.
Y-a-t-il déjà des entreprises qui s’impliquent dans le Lean & Green ?
Toyota réfléchit et agit sur ce sujet depuis plusieurs décennies, bien avant le lancement de la Prius. La protection de l’environnement est l’un des piliers de leur activité et de leur stratégie opérationnelle. Certes, le succès de la Prius et d’autres initiatives vertes leur ont permis de gagner de l’argent mais le développement durable est aussi au cœur de leur démarche d’innovation, en témoignent leur plateforme modulaire Toyota New Global Architecture, la technologie de pile à combustible, les énergies renouvelables, etc.
Hormis Toyota, je vois émerger de belles histoires de Lean and Green en Europe. Parmi elles, je peux citer celle de Paris Ouest Construction ou encore Alliance MIM, deux entreprises françaises.
Jean-Baptiste Bouthillon, PDG de Paris Ouest Construction a développé une culture de « Kaizen vert ». Leur réussite est impressionnante parce que contrairement aux entreprises de bâtiment classiques où les ouvriers suivent un plan qui leur a été donné par leur management, cette équipe a conceptualisé une série d’améliorations pour la préservation de l’eau, l’amélioration de l’efficacité des matériaux jusqu’à des innovations en matière d’économie d’énergie dans les immeubles résidentiels grâce au recyclage de l’eau chaude pour les besoins de chauffage. Ces améliorations permettent d’économiser des quantités phénoménales d’eau, d’énergie et d’autres ressources.
Chez Alliance MIM, le PDG Jean-Claude Bihr (voir l’article ici et l’entretien avec J-C Bihr) a aussi, grâce au Kaizen, réussi à fabriquer ses produits en métal en générant 65 % de déchets en moins que ses concurrents et à optimiser ses usines pour en réduire la dépense en eau et en énergie. Ces résultats ont permis à Alliance MIM d’améliorer nettement sa compétitivité, et de gagner des contrats avec des marques qui cherchent à travailler avec des partenaires impliqués dans le développement durable.
Les problématiques de consommation de ressources naturelles sont spécifiques à chaque entreprise et à chaque activité.
Ce que je trouve fascinant c’est la précision des entreprises Lean qui s’y mettent, leur attention aux domaines sur lesquels elles peuvent agir de la façon la plus efficiente. Elles cherchent véritablement ce qui aura l’impact le plus positif sur l’environnement ; elles ne limitent pas leur effort sur la réduction de leur empreinte carbone comme le font la plupart des entreprises classiques. Leurs stratégies de réduction des gaspillages et des déchets ont beau être toujours différentes, elles ont en commun d’utiliser le kaizen pour s’améliorer.
Comment le Lean peut-il nous aider, nous les citoyens à réduire notre empreinte carbone ?
Nous pouvons tous nous mettre au kaizen vert dans notre vie quotidienne. Apprendre à regarder notre impact au quotidien est un premier pas. Pour ce faire, il faut apprendre à reconnaitre les pires gaspillages. La plupart d’entre nous se reconnaitront dans le gaspillage alimentaire. Regardez où vous gaspillez le plus de nourriture pour développer une stratégie d’amélioration. Si par exemple vous décidez de vous fixer un objectif de zéro déchet alimentaire dans votre poubelle, vous apprendrez que la plupart des gaspillages viennent du fait que vous achetez trop de nourriture par rapport à ce que vous pouvez consommer dans la semaine, vous apprendrez à n’acheter que ce que vous pouvez consommer, et à congeler le reste. Voici une solution pour réduire de 80 % vos déchets alimentaires. A décliner et répéter pour les autres déchets.
Quel est votre rêve le plus fou sur le Lean & Green ? Qu’est-ce qui est susceptible de se produire en 2017 ou 2018 qui prouverait que nous sommes enfin sur le bon chemin ?
Mon rêve est que Lean et Green deviennent synonymes. Que dès lors que vous entendez « Lean » vous l’associez automatiquement à des pratiques environnementales vertueuses.
Nous serons sur la bonne voie quand nous verrons de plus en plus d’entreprises Lean devenir vertes et utiliser le kaizen pour stimuler l’innovation et l’orienter vers des pratiques et des produits qui ont un véritable impact positif sur la société, l’économie et la planète.
Qu’attendez-vous pour vous y mettre si vous n’avez pas déjà commencé ?
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