La Stratégie Lean : entretien avec Michael Ballé (1)

Michael 2018

Après en avoir lu une bonne centaine, je suis arrivé à la conclusion que, au final, il y a deux types de business books. Il y a ceux qui racontent des histoires de première main et les autres. J’ai perdu beaucoup d’intérêt pour les ouvrages de chercheurs ou de consultants qui racontent les histoires qu’ils n’ont pas personnellement vécues, dans des entreprises dans lesquelles ils n’ont pas exercé. Dans ces ouvrages, on a du mal à distinguer ce qui relève de la réalité de la situation et ce qui relève du story-telling de l’auteur qui présente les choses de telle sorte à confirmer ses arguments.  La richesse de l’expérience vécue apporte un éclairage bien plus authentique, même si là aussi la tentation de l’enrobage narratif peut-être forte.

La Stratégie Lean, le nouvel essai coécrit par Michael Ballé, fait absolument partie de la première catégorie. Encore une fois il s’agit d’un live écrit à plusieurs mains avec ici Daniel T. Jones (co-auteur des ouvrages classiques sur le sujet), Jacques Chaize (ancien CEO) et Orrest Fiume (directeur financier de Wiremold, l’entreprise de l’auteur du Virage Lean Art Byrne).

Notons que les quatre auteurs de cet ouvrage essentiel animeront une table ronde lors du Lean Summit de Lyon le 27 Mars 2018.

Délaissant la forme narrative et fictionnelle, La Stratégie Lean est un ouvrage business plus classique que la trilogie Gold Mine / The Lean Manager / Lead With Respect. L’idée clef de l’ouvrage est de montrer que le Lean est bien plus qu’un ensemble d’outils ou de méthodes pour améliorer la performance opérationnelle de l’entreprise. La proposition est que le Lean est la stratégie de développement de l’entreprise.

Un ouvrage clair et profond, encore une fois traversé par les fulgurances de Michael et Dan Jones dont la lecture du monde l’entreprise est incomparable dans leur puissance évocatrice et dans la finesse des observations.

Nous avons la chance d’avoir pu nous entretenir avec Michael de cet ouvrage majeur qui vient de sortir en français.

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Comment se positionne votre livre La Stratégie Lean dans votre bibliographie ? Dans quelle mesure complémente-t-elle la trilogie Gold Mine / Lean Manager / Lead With Respect ?

C’est un projet que Dan Jones et moi avions envisagé il y a plus de dix ans. Dan venait de publier Lean Solutions, et m’avait grandement soutenu pour la publication de The Gold Mine. Nous pensions qu’il fallait compléter la trilogie Machine That Changed The World, Lean Thinking et Lean Solutions par un véritable business book montrant le Lean comme une démarche d’entreprise, et pas que organisationnelle – et en insistant plus sur la partie financière (de top line au bottom line) du Lean.

Nous avons essayé quelques tentatives, mais tombions trop dans les redites. Quelques années plus tard, lorsque Jacques Chaize à pris sa retraite de SOCLA, nous avons commencé à travailler à un livre « Lead, Lean, Learn » sur son expérience avec le Lean, pour insister sur la partie centrée sur les personnes (people-centric) et l’apprentissage. Au bout de trois ou quatre versions non abouties, nous avons partagé ce que nous avions avec Dan qui a tout de suite été enthousiasmé – cette aspect people-centric est quelque chose qu’il cherchait à exprimer depuis longtemps.

Sur le côté business, Orry Fiume s’était convaincu lui-même qu’ayant coécrit Real Numbers, il en avait fini avec les livres, mais il s’est retrouvé à relire les premiers jets du Lean Turnaround de son ancien CEO et ami, Art Byrne, et à réfléchir à nouveau à la présentation financière du Lean. Comme nous discutions souvent de la dimension stratégique du Lean, un point de vue partagé par Art Byrne et mon père Freddy Ballé, deux des principaux CEO pionniers du Lean, nous avons partagé les versions du manuscrit que nous avions et Orry s’est trouvé embarqué dans le projet.

Pourtant, nous avions le sentiment de tourner un peu en rond – nous étions en fait très ancrés sur les 5 principes de Lean Thinking, valeur, flux de valeur, fluidité, tirer, perfection, et avions du mal à mettre le doigt sur ce que nous cherchions vraiment à exprimer de nos expériences terrain : le « Gemba thinking » et le fait qu’en Lean on commence par agir pour comprendre, on comprend en apprenant en faisant, « avec les mains » – une idée centrale de mon père.

Lors d’une visite de l’usine Toyota de Taïwan et d’une discussion fortuite avec Joe Lee, le spécialiste TPS de l’usine et son propre sensei, Takehiko Harada, l’auteur de Management Lessons of Taiichi Ohno, l’idée m’est venu que nos difficultés étaient plus profondes encore. Il fallait saisir un paradigme mental qui ne commençait pas par un diagnostic sur papier (style VSM) mais par des actions d’amélioration concrètes sur le terrain (kaizen). De plus, nous avions cette conviction que la transformation ne venait pas de solutions géniales de leaders, bien ficelées, sur papier, qu’il fallait ensuite mettre en place en staffant des gens pour dérouler le plan d’actions. Nous pensions au contraire, qu’il était important de choisir les personnes qui nous aideraient à résoudre les problèmes, formuler les challenges ensemble de manière à les rendre intelligibles pour tous les employés et coconstruire des solutions avec eux.

Une fois que nous avons compris que Lean Thinking (l’intuition originale de Jim et Dan – la pensée Lean) est une révolution cognitive avant d’être un changement organisationnel, le livre s’est écrit tout seul.

The Lean Strategy s’inscrit donc davantage dans la continuité de Machine That Changed The World, Lean Thinking et Lean Solutions,.

Pour quelle raison avoir abandonné le choix éditorial de la fiction qui était celui de cette trilogie ?

Ce n’est pas un abandon, juste une autre façon de parler de la même chose. Le quatrième tome des aventures de Phil, Andy et Amy est en chantier depuis longtemps, mais je ne trouve pas encore la clé d’entrée… watch this space :^)

Encore une fois vous écrivez en équipe. Quel était l’objectif de cette composition à plusieurs mains ? Dans quelle mesure cet objectif est-il atteint avec La Stratégie Lean ?

Nous écrivons comme nous réfléchissons : à plusieurs. Chacun de nous à une perspective particulière, et un style qui lui est propre. Dan est le cofondateur du Lean, je suis à l’origine chercheur en sociologie cognitive, Jacques a été longtemps CEO et est maintenant chairman d’un conseil d’administration, Orry directeur financier – ce sont des regards uniques sur le même objet : la transformation Lean. Par ailleurs, une de nos satisfactions est qu’en se relisant, nous ne savons pas distinguer qu’est-ce qui vient de qui. On y retrouve ma façon un peu brutale d’exprimer des idées, la finesse de Dan, l’élégance de Jacques et le pragmatisme d’Orry. L’écriture même du livre a été une expérience incroyablement enrichissante, et nous a forcés à aller au-delà de nos idées établies pour explorer plus profondément ce que « Lean » voulait vraiment dire.

Problèmes observés

Vous dites que le modèle industriel dominant du monde du travail n’a pas tenu toutes ses promesses. Pouvez-vous développer ce point ? Quelle était la promesse et quels sont les signes qui montrent que nous en sommes loin ?

J’anime un serious game depuis plus de vingt ans, je viens de le faire cette semaine en Islande et, qu’il se déroule au Brésil, en Hongrie, en Chine ou au bout du monde à Reykjavik, les réactions des participants sont incroyablement similaires.

La force du conditionnement au modèle bureaucratique est juste étonnante :

  1. Spécialisation étroite des rôles, et définition de la fonction pour que la personne s’efface au profit de son rôle ;
  2. Règles et processus impersonnels qui régissent le fonctionnement de l’organisation, qui ne peuvent être changés que par des experts, avec l’autorité du top management.
  3. Chaîne de commandement staffée par des spécialistes métiers choisis et promus par leur capacité à faire appliquer les instructions du haut aux équipes de terrain

Ces trois idées ont le grand mérite de permettre de construire de très grandes organisations, qui reflètent l’expansion coloniale du XIXe siècle et un besoin des entreprises mondialisées actuelles, mais il est aussi extrêmement inefficace et dispendieux. Les processus internes prennent le pas sur les besoins réels des clients, les fonctions n’ont d’autre but que d’upgrader leurs systèmes et défendre leur turf sans regard pour le dynamisme de l’entreprise dans son ensemble, le middle management étouffe tous les talents et combat toutes les remises en cause du terrain et les experts ne font pas la différence entre des technos « héritage » (qui marchent très bien et sur lesquelles il faut réinvestir) des technos « legacy » (qui nous empêchent d’adopter des innovations et qu’il faudrait abandonner : la dette technique). Ces quatre facteurs de « Big Company Disease » ont été identifiés comme inévitables par Toyota lors de leur croissance et le Lean est en quelque sorte un antidote.

La promesse du modèle industriel est parfaitement tenue : créer des grandes entreprises mécanistes qui dominent le monde par leur puissance. Tout comme la promesse de la ligne Maginot (pas de front à l’Est) a été tenue. Mais cette promesse est tenue au prix d’une lourdeur bureaucratique qui rend les entreprises vulnérables, et au prix d’un désengagement presque total des employés – à des niveaux jamais vus.

Chaque nouvelle vague de technologie destructure les marchés, avant que la poussière ne retombe et qu’on y voit plus clair. Avec l’Internet et l’intelligence artificielle nous vivons clairement une de ces périodes, et pourtant chacun de nous porte en lui la croyance en des règles bureaucratiques établies depuis le XIXe siècle. L’alternative – direction claire, initiative, compétence et leadership – est alléchante, et on voit bien qu’elle est plus adaptée à la situation actuelle, mais incompatible avec le modèle grosse boîte. Du coup, ça craque de partout.

Vous regrettez que la stratégie du management aujourd’hui est de privilégier les facteurs externes de croissance plutôt que l’amélioration interne. Comment expliquez-vous ce qui semble bien être de la résignation opérationnelle ?

Les dirigeants font ce qu’ils savent faire. Dans notre expérience cumulée, nous reconnaissons quatre grandes stratégies de croissance : 1/ le Business Development, aller chercher des nouveaux marchés et réduire les coûts de production ; 2/ la finance, voir l’entreprise comme un produit et « créer de la valeur » au moment de l’achat et de la revente des activités, 3/ l’innovation, espérer tomber sur une technologie révolutionnaire et l’exploiter, souvent par du business development, et 4/ bien faire tourner son entreprise, en engagent les talents et passions de tous les collaborateurs.

Un CEO sait souvent bien mener l’une de ces stratégies, et s’intéresse à une deuxième par la force des choses. Très rares sont les CEOs qui maîtrisent les quatre. La pensée Lean est une opportunité pour les CEOs attirés par la quatrième stratégie, de bien faire tourner leur entreprise pour intégrer les trois premières en se dotant d’une méthode concrète de le faire – le Lean.

Nous n’avons pas d’opinion sur les autres stratégies, au-delà d’essayer d’en comprendre les avantages et les inconvénients, les trade-offs pour parler Lean, mais nous essayons surtout de partager l’opportunité que représente une stratégie Lean dans un univers concurrentiel dominé par ces façons de penser.

Il ne s’agit pas de religion – c’est une manière structurée de se distinguer et d’aller chercher un avantage concurrentiel là où les autres ne le voient pas. C’est bien pour cela que nous abordons le Lean comme une stratégie de business et non un dogme organisationnel.

Vous parlez à plusieurs reprises de progrès dynamique que vous opposez à l’optimisation statique. Comment définissez ces deux visions et comment expliquez-vous la supériorité du premier sur le second ?

Il faut revenir aux modèles mentaux qui structurent la pensée sur l’entreprise. Les fondateurs d’entreprise, par exemple, réfléchissent souvent en dynamique. Ils sont mus par une paranoïa optimiste qui leur fait penser que, en situation d’incertitude totale, il vaut mieux bouger plutôt qu’attendre, et il vaut mieux tenter de faire autre chose plutôt que de répéter ce qu’on a déjà essayé. Typiquement, face à un problème épineux, un entrepreneur va tenter plusieurs choses en essayant de trouver un point d’entrée dans le problème, puis, une fois qu’une de ces approches décoince la situation, va essayer d’entraîner ses équipes pour réagir vite et tirer avantage de l’opportunité.

Par contraste, un dirigeant professionnel va avant tout essayer d’optimiser la situation dont il ou elle hérite, en maximisant la productivité de ce qui est déjà là sans aller chercher des opportunités « out of the box ». C’est ainsi que de restructuration en réorganisation en programme de changement, ces dirigeants arrivent à déliter complètement la valeur des services qu’on leur a confié.

Le Lean que nous avons appris de Toyota consiste en quatre chose

  • Find : résoudre des problèmes concrets de terrain pour distinguer les problèmes qui se dénouent facilement de ceux qui reviennent, qui cachent des sujets durs, auxquels tous les concurrents seront confrontés, pour…
  • Face : faire face à ces challenges, avec l’ensemble des fonctions, et avoir le courage d’affronter des sujets difficiles ensemble, malgré les intérêts fonctionnels divergents pour aller chercher des solutions efficaces, même si non optimisées pour telle ou telle fonction.
  • Frame : il s’agit ensuite d’exprimer ces challenges de manière à ce que tous les employés, du CEO au réceptionniste comprenne ce que l’entreprise essaye de faire, comme par exemple, « client une fois, client toujours » ou « réduire le lead-time entre la demande et la réponse » pour que chacun, à son niveau, puisse faire preuve d’initiative pour aller dans le sens de résoudre ces challenges, de manière à
  • Form : coconstruire les solutions avec tout le monde.

Par exemple un tel cadre pour le kaizen est exprimé par Takehiko Harada : « rapprocher l’activité de la valeur dans le processus final ». On voit bien qu’avec un tel cadre en tête il est possible d’évaluer et d’orienter les activités kaizen des équipes : votre idée nous permet-elle de rapprocher l’activité de la création de valeur finale pour le client ? Ou au contraire, l’idée paraît-elle bonne mais nous éloigne-t-elle de l’activité du client ? Ces cadres sont essentiels à l’implication de tout le monde dans une dynamique d’amélioration, tous les jours, partout.

Une approche dynamique nous permet de, premièrement, clarifier les challenges stratégiques pour tout le monde – orienter les énergies dans un même sens, quelles que soient les difficultés et conditions spécifiques rencontrées localement sur le terrain. Ceci nous permet également de repérer les personnes qui ont de l’initiative et de la jugeote à tous les niveaux (un problème est en fait une opportunité de faire preuve d’initiative), et donc de les impliquer plus fortement dans la recherche de solutions auxquelles personne n’avait pensé auparavant.

L’idée est, pour reprendre une métaphore de Toyota, de voir l’entreprise comme un plan de tomate verte – jamais rouge, jamais mure. Il ne s’agit pas de construire une grande mécanique parfaitement réglée comme une horloge suisse, mais aussi du coup, rigide et immuable, mais au contraire une équipe avec un grand E, dynamique et agile, sans pour autant continuellement déstructurer les processus opérationnels qui délivrent de la valeur au client.

Dans le cas de Wiremold vous donnez cet exemple dans lequel les équipes de management sont plus occupées à trouver de nouveaux clients qu’à résoudre les problèmes des clients existants. N’est-ce pas là finalement un réflexe naturel ? En quoi est-ce dommageable pour l’entreprise en fin de compte ?

Le Wiremold d’avant Art Byrne ? Oui, la plupart des entreprises sont dans une fuite en avant de recherche de nouveaux clients, pour compenser ceux qu’elles perdent à la concurrence.

Une des idées fondatrices du Lean, qu’on a vu réalisée de manière spectaculaire par Jeff Bezos à Amazon, est de ne jamais, jamais perdre un client. Ceci a deux impacts pour l’entreprise : 1) offrir une gamme plus large (quand les besoins du client évoluent, il faut qu’il trouve son bonheur avec nous) et 2) offrir des produits plus robustes que la concurrence à des prix raisonnables (que le client n’ait pas de raison, par agacement, d’essayer un produit concurrent ou une technologie de substitution).

Du coup, cela pose trois questions au cœur du Lean : comment développer la qualité et la flexibilité de chaque activité, tout en continuant à trouver des sources de productivité ?

Et c’est bien là tout le génie d’une approche Lean – en impliquant l’énergie, l’ingéniosité et l’initiative de chacun pour servir les clients finaux (et internes) en plus d’offres et plus de robustesse sans augmenter les prix, on créé des fonds de commerce loyaux et qui font notre propre publicité auprès d’autres clients. Par ailleurs, la croissance étant organique, elle est beaucoup plus facilement gérable que par un gros push commercial qu’il faut ensuite assumer opérationnellement.

Un des points de départ de Toyota a été l’idée de takt time – inverser notion de cadence pour servir non pas tant de clients sur telle période, mais un client tout les tant de secondes ou minutes (pour B2C) ou jours ou semaines (pour le B2B). Du coup, toute l’entreprise peut se caler sur ce tempo qui permet une meilleure coordination entre les fonctions, et permet de résoudre les problèmes un par un. L’acquisition de nouveaux clients accélère le tempo, et si elle se fait progressivement, permet de gérer la croissance de manière organique. En revanche, la perte de clients existants est une catastrophe car elle ralentit le tempo, et génère de la surcapacité partout, alourdissant ainsi les coûts du capital employé – et conduisant souvent les équipes de directions à des opérations de réduction des coûts de fonctionnement qui ne font qu’empirer les choses.

L’idée est donc bien de conserver absolument les clients existants en les traitant comme des amis qu’on aide à résoudre LEURS problèmes, et d’acquérir ainsi, par réputation, des clients nouveaux pour croitre de manière durable et rentable.

La deuxième parte de l’entretien est consacrée à la spécificité de la Stratégie Lean.

(à suivre)

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