La Stratégie Lean : entretien avec Michael Ballé (2)

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Deuxième partie de l’entretien avec Michael Ballé dans le cadre de la sortie en français de son nouvel ouvrage La Stratégie Lean, coécrit avec Daniel T. Jones (auteur des livres classiques sur le Lean), Jacques Chaize (ancien CEO ayant mis à l’œuvre cette approche dans son entreprise) et Orest Fiume (le directeur financier de Wiremold, une entreprise qui a multiplié sa valeur par 25 en 10 ans grâce au Lean).

Un ouvrage essentiel en ce qu’il offre une alternative crédible et validée à une pensée unique de la stratégie d’entreprise alignée sur Michael E. Porter et la culture des MBA.

Dans la première partie de cet entretien, nous avons échangé sur le positionnement de ce livre dans la bibliographie de Michael ainsi que des problèmes observés en entreprise auxquels répond le Lean.

Dans cette second partie, nous nous concentrons davantage sur le cœur de l’ouvrage : la Stratégie Lean. La troisième partie se portera sur le sujet du Lean et du numérique.

Notons que les quatre auteurs de cet ouvrage essentiel animeront une table ronde lors du Lean Summit de Lyon le 27 Mars 2018.

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La Stratégie Lean

La stratégie que vous préconisez est celle de l’entreprise apprenante qui, si vous me le permettez, est un peu une marotte que l’on entend beaucoup au sein des organisations, en particulier depuis le travail de Peter Singer dans The Fifth Discipline. Qu’apporte le Lean que toutes les autres déclinaisons un peu fumeuses de cette approche n’apportent pas vraiment ?

Le Lean apporte une vraie pratique de l’apprentissage – et c’est aussi pourquoi tout le monde cherche à contourner les fondamentaux : ils sont contraignants.

Par exemple, on ne peut pas faire de Lean sans kanban, pas plus qu’on ne sait faire d’astronomie sans télescope ou de biologie sans microscope (oui, on peut, mais c’est alors de la philosophie). Le kanban permet de :

  1. Faire face aux demandes dans l’ordre et au rythme auxquelles elles arrivent (qu’on ait envie de le faire ou pas).
  2. Répondre avec un produit ou service bon, exact, précis ; ne pas laisser passer de la non qualité en pensant que ça fait partie du coût de faire du business ou qu’on rattrapera plus tard.
  3. Mesurer le temps de réponse et s’interroger dès que celui-ci est plus long que la normale : quel obstacle avons-nous rencontré ? Où avons-nous fait différemment ? Quelle initiative permettrait-elle de résoudre le problème ?
  4. Réduire le temps de réponse pour rapprocher la valeur du client : quelles « non-valeur ajoutée » sont-elles tellement inscrites dans notre façon de faire qu’on considère que c’est normal et qu’on ne peut rien y faire ? Quelle idée créative nous permettrait d’alléger le processus et répondre plus vite à la demande, sans s’alourdir de stocks, backlogs, etc., et sans prendre de risques qualité ?

La vraie question de l’apprentissage est de savoir reconnaître ce qu’on cherche à apprendre. Se servir d’un kanban pour remplacer le système de gestion de production actuel ne nous mènera pas loin. En revanche, se servir du kanban pour distinguer ce qu’on sait livrer facilement et ce qu’on ne sait pas, avoir plus d’initiatives et ensuite étudier ces initiatives pour voir si on s’y prend de la bonne manière permet de créer une pratique concrète d’apprentissage en « double boucle » et est très puissant.

Pouvez-vous détailler ce principe de l’hélicoptère que vous enjoignez les dirigeants à faire : confronter la stratégie aux faits opérationnels. Comment le dirigeant d’une grande entreprise peut-il faire cela ? Que cela lui apporte-t-il ?

Lorsqu’on visite des usines avec mon père, Freddy Ballé, il nous perd à deux niveaux : il est capable de regarder les opérations dans un détail toujours plus fin sur là où l’outil touche la pièce, ou là où l’ingénieur fait un choix de conception, puis après d’avoir une compréhension plus stratégique de l’entreprise, à plus haut niveau, sur le plus long terme.

On apprend qu’en se forçant à passer sans arrêt du détail des opérations de terrain (en situation, par l’observation) à des raisonnements stratégiques (souvent par des discussions à bâtons rompus) on découvre des aspects qu’on n’avait simplement pas vus. On ne sait pas ce qu’on ne sait pas, mais pire, le plus souvent on n’écoute pas ce qu’on ne sait pas.

La pratique de l’hélicoptère permet de développer une vision plus compète de la situation, de stimuler la curiosité sur ce qui se passe vraiment et crée de véritables occasions d’inspiration, de « aha ! moments » quand, enfin, on comprend ce qui se passe.

Inversement, sans pratiquer l’hélicoptère, notre tête nous embarque dans des « toboggans cognitifs » où quelque soit l’observation, on retombe toujours sur les mêmes conclusions – celles dont on était déjà persuadés. Se forcer à pratiquer l’hélicoptère est essentiel pour travailler l’ouverture d’esprit et apprendre à penser par soi-même.

Votre approche des 4 « F » (Find, Face, Frame and Form) que vous opposez aux 4 « D » (Define, Decide, Drive, Deal) semble d’une grande évidence quand vous l’expliquez dans le livre. Pourtant dans les faits ce n’est pas le cas (en particulier pour le Face qui est une confrontation brutale à la réalité opérationnelle). Comment expliquez-vous qu’il soit si difficile d’amener des dirigeants à cette démarche ?

À vrai dire, les dirigeants sont ceux pour qui Find-Face-Frame-Form semble le plus naturel, pour peu qu’ils prennent le temps d’y réfléchir. Le dirigeant a généralement à cœur de réussir. Mais il a aussi l’expérience douloureuse du fait que toutes ses décisions ne se terminent pas par de bons résultats. Il est donc assez ouvert pour regarder les choses différemment. Les dirigeants sont par ailleurs souvent très occupés, et la difficulté est plus de trouver le temps de leur présenter le concept et d’expliquer un nouveau mode de raisonnement. Mais ils s’en emparent plutôt vite.

La difficulté est plutôt au niveau des directeurs de départements qui se voient comme les garants de leur fonction et des logiques fonctionnelles (les Best Practices en marketing, RH, finance, etc.) et en plus ont pour mission d’appliquer les décisions du dirigeant. Les directeurs de départements sont tellement ancrés dans Define, Decide, Drive, Deal, et plus particulièrement Drive, étant donné qu’ils ont souvent été embauchés ou promus pour cela, qu’ils ont beaucoup de mal à voir des alternatives.

Le développement des personnes est central au Lean, ce qui signifie essentiellement développer leur jugeote en approfondissant leur savoir technique et en encourageant leur esprit d’initiative, et en les poussant à apprendre à mieux travailler avec d’autres, au-delà des frontières du métier. Le Lean a de nombreux outils pour développer l’autonomie en soutenant l’engagement et l’implication des collaborateurs. Au niveau du dirigeant, cela signifie traiter ses directeurs en collègues et non pas en exécutants de décisions. D’après mon expérience, le dirigeant trouve ça plutôt sympa et est souvent prêt à le faire – le 4F le lui permet. Par contre il ou elle bute souvent sur des directeurs fonctionnels qui refusent de sortir de leur rôle étroit et d’apprendre à faire face aux problèmes de fond de l’entreprise en travaillant mieux ensemble. Inversement, lorsque ceci se produit, tout devient magique, le Frame menant au Form, c’est à dire une véritable co-construction des solutions de l’entreprise avec tous les collaborateurs.

Vous accompagnez depuis de longues années des dirigeants dans la mise en œuvre de cette stratégie. Avez-vous des anecdotes illustrant cette notion de Face grâce à laquelle le dirigeant a pu subséquemment ajuster sa stratégie pour obtenir ensuite de meilleurs résultats ?

Lorsque Christophe Riboulet, PDG d’une PME qui fabrique des machines très techniques pour l’industrie pharmaceutique fait face au fait que les deux concurrents qui dominent le marché sont japonais et coréens, sur un marché mondial de vente de machines chères et high-tech, sa stratégie change. Jusque là il se posait des questions en termes de segments, de pays et d’avoir une offre adaptée pour chaque segment et pays.

Après il se pose la question de pourquoi un client taïwanais achèterait-il une machine Proditec plutôt qu’une machine japonaise ? Lorsqu’il perçoit que la seule réponse est le prix : nos machines sont moins performantes mais moins chères, il se rend compte que dans une période de pression structurelle sur les prix du marché, il ne s’en sortira jamais.

Il change donc d’avis, et anime ses équipes autour du frame « offrir une machine concurrente à la machine japonaise », cette simple redéfinition de la question change du tout au tout l’ordre des sujets qu’on aborde et comment on y va. Quelques années plus tard, sur certains contrats, Proditec est choisi plutôt que le concurrent japonais – ce sont de vraies victoires. En revanche, connaissant la culture de travail en Asie, on sait également qu’il n’est jamais possible de se reposer sur un acquis.

Autre exemple, lorsque les frères Clerico, CEO et COO de Tokheim Italia, une entreprise de vente et de maintenance de pompes à essence se rendent compte que les pétroliers sont en train de se désinvestir de leur réseau de stations essence en Italie, il peuvent soit continuer à baisser leurs prix pour passer dans des appels d’offres de plus en plus déraisonnables, soit faire face au fait qu’à un horizon de trois ans ils vont perdre tous les contrats à marge qui les font vivre aujourd’hui.

Ayant fait face à l’énormité de la tâche, ils s’attèlent à mieux connaître et convaincre les propriétaires de stations indépendantes, les chaînes de supermarchés et ainsi de suite et à flexibiliser la réponse interne aux demandes d’une base de clients beaucoup plus disparate. Au final, ce pivot leur permet de maintenir leur chiffre d’affaires global (en ayant perdu progressivement les grands contrats pétroliers) tout en augmentant leur rentabilité car les indépendants sont moins obsédés par la pression sur les prix (des acheteurs des grands groupes) s’ils sont satisfaits du service. En revanche, le Frame est « ne jamais perdre un client indépendant » ce qui signifie un effort constant d’amélioration de la réponse, de réduction du lead-time et de flexibilisation des ressources internes.

En conclusion de La Stratégie Lean, vous comparez les cinq questions du stratège historique des grandes organisations (Michael Porter et les cinq forces) aux cinq questions que pose le Lean. Pour quelle raison pensez-vous que ces dernières sont plus appliquées au monde du 21e siècle ?

Pour être exact, nous ne pensons pas qu’un cadre de réflexion est bon ou mauvais dans l’absolu. Nous sommes persuadés que la réalité est complexe et mystérieuse et que la meilleure chance de comprendre ce qui se passe tient à appliquer plusieurs cadres. Les soucis arrivent lorsqu’un cadre devient tellement dominant que plus personne ne se rend compte qu’il ne s’agit que d’un cadre – comme de porter des lunettes de soleil la nuit.

Les questions de Porter sont toujours valides, mais prises au pied de la lettre elles aboutissent à la pensée stratégique dominante d’aujourd’hui : les opérations sont une commodité, la compétitivité tient au pouvoir qu’on a sur les clients, les fournisseurs, les employés, la technologie, etc. C’est ainsi que de grandes entreprises vont racheter des petites entreprises innovantes pour étouffer l’innovation et protéger leurs quasi-monopoles.

Sans le recul nécessaire, les stratégies recommandées par Porter mènent essentiellement à 1/ une domination par les coûts et 2/ une différentiation par la focalisation sur des segments étroits. Nous pensons que dans une période aussi turbulente que la période actuelle dans laquelle les besoins des clients changent parce que la technologie évolue de manière imprévisible et dans laquelle la concurrence est vraiment mondiale, tant entre offres nationales qu’entre technologies, choisir (Define, Decide) et se focaliser (Drive) sur des positions étroites est extrêmement dangereux – et dans les grandes entreprises, conduit aux absurdités qu’on connaît tous.

Une stratégie Lean qui consiste à convaincre les clients existants de rester clients en leur offrant une gamme plus large, plus souvent renouvelée de produits ou services plus robustes nous paraît plus pérenne dans la situation actuelle. Une telle stratégie nécessite en revanche de se pencher quotidiennement sur la qualité et la flexibilité des opérations, ce qui nécessite l’engagement et l’implication de tous. Du coup, les opérations – et surtout les gens qui les réalisent – ne sont plus du tout des commodités qui s’achètent ou se vendent, mais chaque personne compte avec sa perspective propre, son expérience, ses savoir-faire, son énergie et ses idées créatives.

Une autre particularité de la pensée de Porter est que l’exécution n’aurait pas d’importance par rapport à la stratégie : l’exécution parfaite d’une stratégie médiocre n’apporte pas d’avantage concurrentiel durable – parce que l’exécution peut s’acheter en solutions clé-en-main sur le marché ou se copier par du benchmarking. A contrario, la pensée Lean refuse cette distinction stratégie/exécution car nous pensons que les capacités opérationnelles ouvrent des opportunités stratégiques et inversement ces capabilités [développement de nouvelles compétences pour créer de la valeur] ne sont développées (parce que c’est dur) que si elles sont vues comme stratégiques. La pensée Lean est dynamique et centrée sur les gens, c’est à dire sur l’apprentissage tant opérationnel que stratégique, plus que sur l’optimisation statique.

Au final s’agit-il vraiment d’une stratégie d’entreprise ? Celle-ci peut consister à développer telle nouvelle activité, s’implanter dans telle région, s’engager sur tel nouveau marché. Dans quelle mesure la stratégie Lean telle que vous la décrivez n’est-elle pas simplement une stratégie opérationnelle ?

L’idée même qu’une stratégie consiste à développer une nouvelle activité, s’implanter dans une région ou s’engager sur un nouveau marché reflète bien à quel point le modèle de Porter domine les esprits.

Nous pensons que suivre ses clients existants, faire face à nos problèmes pour leur offrir plus de choix, plus de satisfaction, une meilleure qualité et des prix raisonnables est aussi une stratégie. Nous pensons que chaque client renouvelle son achat à un certain rythme et que s’il ou elle continue à acheter chez nous et qu’il ou elle est complètement satisfait, nous aurons un business durable et rentable. Nous pensons aussi que des clients complètement satisfaits nous amèneront leurs amis et collègues.

Les entreprises évoluent dans un écosystème complexe et rechercher un avantage concurrentiel ne peut se faire indépendamment des autres intervenants. La dynamique, telle que nous l’avons décrite dans les trois boucles, provient du fait que l’entreprise doit contribuer à son écosystème, lequel la nourrit en retour. Ceci nous porte à penser que des innovations hybrides (par exemple, l’iPhone est en fait un hybride de téléphone et d’ordinateur portable) sont toujours plus faciles à absorber par l’écosystème que des percées spectaculaires mais souvent éphémères.

Pour ce faire, nous devons affronter nos difficultés avec l’idée qu’il faut doubler ce qui va bien et réduire de moitié ce qui n’est pas satisfaisant. En pratique, cela signifie améliorer la qualité et flexibiliser les opérations par l’engagement de tous au quotidien dans le kaizen, pour dégager des ressources sur les opérations existantes – ressources qui seront immédiatement réinvesties dans des offres nouvelles pour continuer à satisfaire nos clients.

Nous pensons que cette stratégie Lean en est une au même titre que celle de Porter (activités, segment, marchés, etc.) en est une, et que, comme les exemples du livre le montrent – et ainsi qu’on peut voir dans les deux cas évoqués plus haut – une stratégie Lean permet aux dirigeants de pivoter plus facilement quand la structure de leurs marchés change, ce qui se produit quotidiennement aujourd’hui.

Plus profondément, une pensée stratégique qui a pour point de départ de mieux s’orienter dans des contextes incertains, volatiles et ambiguës, qui souhaite développer plus d’initiatives, des savoir-faire clé, et de leadership pour mieux travailler avec employés et alliés, n’a rien de nouveau. C’est un des éléments majeurs de la réflexion sur la stratégie depuis le XIXe siècle – par opposition à des stratégies fondées sur le pouvoir et le contrôle des activités et des comportements, comme celle de Porter. Nous n’avons, au final, rien inventé – nous n’avons fait que reconnaître dans le Lean, en étudiant l’exemple de Toyota et des dirigeants qui s’en sont inspirés, qu’une autre forme de stratégie, plus dynamique que statique, et plus centrée sur les personnes que sur l’organisation mécanique des activités.

Merci Michael.

(à suivre)

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