Workplace Management (Taiichi Ohno’s Management of the Gemba – titre original en japonais) est un recueil tiré d’entretiens que le père du Toyota Production System a eu avec la Japan Management Association en 1982. Il s’agit avec Toyota Production System, Beyond Large Scale Production, autre publication de Taiichi Ohno, d’un ouvrage séminal pour la pensée Lean.
Lors du dernier Lean Summit, Michael Ballé a insisté sur la nécessité de lire cet ouvrage pour tout ceux qui s’intéressent au Lean management. Et le « monsieur loyal » de la conférence a souligné ce point : le livre débute par 2 chapitres sur un sujet qui, apparemment n’a pas de relation avec la production : les idées fausses. C’est l’intuition principale de Ohno : nous sommes handicapés par des idées fausses (« sakkaku » en japonais) qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est : nous la voyons telle que nous pensons qu’elle est.
Humains, trop humains
« Nous sommes tous humains et nous avons tous tort la moitié du temps. »
C’est ainsi qu’un grand nombre de ces idées fausses causent des gaspillages et des coûts inutiles dans l’organisation. Pour lutter contre ces idées fausses, Ohno propose 2 choses :
- aller sur le terrain, là où la valeur est créée (le fameux Gemba) pour observer les faits
- se confronter à la réalité à travers le questionnement (les 5 pourquoi) et l’approche scientifique : mesure du problème, hypothèse de cause, expérimentation, mesure et décision.
Paradoxe des idées fausses
Un premier paradoxe est que ce sont les personnes les mieux formées (ingénieurs) ou les intellectuels qui sont le plus sujets aux idées fausses et ont le plus de mal à admettre cette possibilité de se tromper (point que l’on retrouve chez Chris Argyris dans le fameux article Teaching Smart People How to Learn).
Second paradoxe : Ohno explique qu’il y a une grande humilité à admettre le fait que l’on se trompe la moitié du temps pour les managers et que cette humilité permet paradoxalement de développer un pouvoir de persuasion auprès des équipes.
La pratique pour sortir de la pensée
Le sujet du Lean est de se confronter sans cesse de façon précise à la réalité. Et cela passe par la pratique. Luc de la Brabandère explique que “Il y a deux formes de pensée : la déduction qui part d’une hypothèse et se confronte à la réalité, et l’induction qui à partir de l’expérience conduit à des hypothèses.” L’idée de Ohno est de sortir de la spéculation (les leaders et managers de salle de réunion, se basant sur des reportings) pour faire ces aller-retours déduction-induction, sur le terrain, chaque jour.
Le résultat des expériences doit être selon Ohno, constaté de ses propres yeux sur le terrain d’expérimentation, que cela fonctionne ou non, pour comprendre ce qu’on a essayé, ce qui a fonctionné ou pas. On pense à la citation de Edison : nous avons fait 1000 tentatives avant de créer l’ampoule : ce ne sont pas des échecs, nous avons juste appris 1000 façons de ne pas construire une ampoule. Et lorsque les opérateurs condamnent d’office une idée d’expérimentation, le rôle du manager est de demander de la tenter tout de même afin de voir l’échec de ses propres yeux.
Price – cost = profits
Ohno propose une approche radicale sur les coûts : « ils existent pour être réduits et pas pour être calculés ». Il ne porte pas vraiment les économistes dans son cœur (« Ils ont, pour sûr, une vision des choses plutôt détendue – Ce n’est pas parce qu’une formule mathématique est juste qu’elle réduit les coûts »). Des différentes façons de réfléchir à l’équation prix / coûts / profits, Ohno préconise celle de l’intertitre (Prix – Coûts = Profits) car le prix est fixé et les bénéfices dépendent de la capacité de l’entreprise à réduire les coûts de production.
Il précise aussitôt : « De nombreuses personnes pensent que réduire les coûts se limite à réduire les heures travaillées : c’est une idée fausse pour l’investissement en équipement et c’est très difficile de faire comprendre cela. »
Limiter le volume de production c’est réduire les coûts
Un des principes de Ohno les plus contre-intuitifs dans une économie biberonnée à l’économie de masse. Ohno a très vite compris que ceux qui pensaient que l’idée de produire plus permettait de réduire le coût de production unitaire ne regardaient pas l’ensemble de l’équation. Mais si l’on doit produire 1000 unités que l’on sait avoir vendu et qu’on en fabrique 1500, les 500 supplémentaires représentent un coût inutile en matières premières, travail, stockage etc … qui ne sont pas pris en compte. Et on se retrouve avec des situations telles que celle-ci:
(cf article de Nathan Finneman)
Le terme « Lean » est une traduction du japonais « genryou » qui signifie poids réduit. La vision de l’auteur est que l’entreprise est soumise à l’entropie des organisations et que sans pratique régulière, elle ressemble à un boxeur qui cesse de s’entrainer, prend du poids et ne peut plus lutter dans sa catégorie. Mais si le boxeur réduit sa masse musculaire plutôt qu’éliminer du gras, il risque de perdre ses matchs.
Limiter aussi l’en-cours
Une autre proposition contre-intuitive de Ohno : il faut réduire l’en-cours de travail. Ce n’est pas parce que le prix des matières premières diminue qu’il faut se réapprovisionner abondamment et remplir l’usine de ces matières. Le principe encore et toujours est de ne PAS construire ce dont nous n’avons pas besoin, ni ce que nous n’avons pas encore vendu. Augmenter l’en-cours ne signifie pas simplement un investissement en matières premières mais aussi en personnes pour travailler cette matière première, et en ressources supplémentaires (électricité, espace de travail et entrepôts si cette approche est généralisée etc …). A terme cette stratégie est suicidaire en termes de coûts. On fabrique davantage de pièces que l’on doit entreposer encore et encore jusqu’à (« And this is the moment we are waiting for … » ) ce que l’on ait besoin d’un système d’information pour gérer l’entrepôt et retrouver les bonnes pièces au bon endroit.
Inventaire et déplacements
Voici deux gaspillages importants selon Ohno. Il explique notre goût viscéral pour la gestion de l’inventaire par notre héritage de la culture agricole, et ce besoin de stocker les récoltes pour subvenir à nos besoins durant les jours moins fastes. Son sujet : nous devrions plutôt nous concentrer sur le contrôle de la production (produire ce qu’il faut, au moment où le client le demande) plutôt que sur la gestion de l’inventaire. Et plutôt que faire des stocks en prévision des périodes difficiles, le maître avance cette autre idée contre-intuitive : les périodes fastes sont celles durant lesquelles on doit travailler à l’amélioration en prévision de période moins favorables.
Pour ce qui est de la différence entre les déplacements et le travail, Ohno s’attarde longuement sur la ressemblance des deux termes en japonais. Son explication est claire : cela appauvrit l’entreprise de payer des employés à ne pas produire de valeur. On voit là le développement de la notion de geste inutile en tant que gaspillage.
La suite demain dans un prochain post
5 réflexions sur “Workplace Management – Les mots de Taiichi Ohno (1/2)”