Manager lean, nouvelle lubie de la direction ou changement personnel durable ?

Quatre réponses que j’aimerais pouvoir faire plus souvent à ceux de mes amis managers qui envisagent sérieusement leur nouveau rôle dans une transformation Lean, généralement à l’initiative de la haute direction :

  1. Qu’est-ce qui va changer pour moi avec le Lean ? Le sens.
  2. Puisque c’est si simple que cela, pourquoi est-ce que nous ne le faisons pas déjà ? Le temps.
  3. Concrètement qu’est-ce que vous faites de différent des autres, nous on est déjà agiles/ lean depuis 2 ans ? L’efficience.

Et d’ailleurs, finalement c’est quoi le Lean ? Une philosophie contre-intuitive et surtout pas une boite à outil. Une manière de désapprendre certaines de nos fausses croyances. Un challenge pour soi, pas destiné aux autres.

1-Le sens

Ce qui va changer avec le Lean c’est ce à quoi nous attachons de l’importance, ou pas, ainsi que notre manière de donner une direction, un sens aux actions et activités. Certaines de nos convictions et pratiques managériales, universellement enseignées, diffusées et pratiquées depuis l’aube (tayloriste) de l’ère industrielle, sont systématiquement challengées par la philosophie Lean. Le Lean nous propose une pratique managériale complètement disruptive, et dans le mode de raisonnement, et dans la nature de ce qui est observé en tant que dirigeant, au regard de :

1-nos processus,
2-nos collaborateurs
et 3-nos clients.

C’est à dire :

1.1-Chercher à contrôler le strict respect de nos processus par nos collaborateurs ou bien à faire challenger nos processus par nos collaborateurs ?

« Un processus rigoureusement décrit et suivi est le garant d’un livrable de qualité et d’une organisation efficiente ». Donc il est essentiel de décrire inlassablement l’ensemble de nos processus (ISO, ITIL et compagnie) et suffisant d’en contrôler la bonne exécution et le strict respect (sacro-saint workflow). C’est évident, non?
Eh bien non ! Fausse croyance.
Si notre organisation, dont les processus sont documentés depuis des dizaines d’années, dont le workflow en est à la cinquième montée de version, si notre organisation, donc nos processus, étaient réellement efficiente, … nous serions déjà au courant.
Notre compte de résultat et notre trésorerie excédentaire nous le montreraient chaque mois.
Vous n’avez ni l’un ni l’autre ? Vous travaillez alors pour une administration, publique ou privée, et c’est votre budget qui serait excédentaire chaque mois.

Au lieu de s’attacher uniquement au strict respect du processus, le Lean observe essentiellement la qualité et la régularité du service délivré par ce processus, c’est à dire la valeur que le client reçoit effectivement, pour comprendre ensuite à quel endroit du processus apparaissent les défauts, les délais, les stocks et les irritants, toutes les causes de variabilité qui empêchent la stabilité du delivery.
Au lieu de décrire théoriquement le processus en chambre, on va chercher à observer un exemple de la valeur que la personne qui l’opère a produit : le règlement d’un dossier d’assurance, la préparation d’une commande, l’accueil d’un vrai client au guichet, un véritable virement SWIFT, une ligne de code, un test de non régression, une ouverture de flux, une livraison de package, l’attribution d’un droit d’accès, la résolution d’un incident, la fourniture d’une Virtual Machine ou d’un container, la livraison d’une mise en production…
Et en plus, on n’en regarde surtout pas qu’un seul. On en regarde plusieurs d’affilée. Cette observation s’appelle le gemba. Et « On », c’est vous.
Entre nous, cela fait combien de temps que vous n’êtes pas allé regarder de la valeur en train de se produire, entre les formes de vos emboutisseuses, derrière les écrans de vos développeurs, dans les dossiers de vos gestionnaires de back offices, derrière le micro de vos téléconseillers ?

Vous le faites déjà, bien sûr. Comme tout le reste. Mais pas avec une pensée ni un regard Lean. Quand vous déciderez de le faire, attendez-vous à un véritable choc. Le choc produit par l’écart prodigieux entre le superbe processus théorique que vous avez en tête, que vous  connaissez par cœur parce que vous l’avez conçu, et celui qui est en train d’être douloureusement et péniblement opéré par vos collaborateurs sous vos yeux ébahis. Le beau 110 mètres haies s’est subrepticement métamorphosé en un parcours du combattant cauchemardesque dans lequel on tire à balles réelles. Ce que la philosophie Lean nomme « variabilité » : tous les détours, contournements, retouches et repentirs, les ratés incessants que le système impose à vos collaborateurs, que le système impose donc à la demande client toujours en cours et qui sort si lentement. Votre système. Celui que vous avez conçu et que vous pensez faire vivre. Dont vous connaissez les faiblesses, sans en voir l’ampleur.
Bienvenue dans le monde réel. Un petit morceau de la partie immergée de l’iceberg, le côté obscur, le Léviathan de l’activité de vos collaborateurs, le golum des coûts masqués devient enfin visible à vos yeux, et cela fait assez mal. Le Lean va s’attacher premièrement à faire comprendre à chacun ce qui pourrit la qualité du travail de nos collaborateurs, ce qui limite l’efficience de nos processus, et ce qui détruit la satisfaction de nos clients, et deuxièmement à faire réagir chacun sur ces trois sujets.

1.2 Le manager, servant leader de nos collaborateurs.

Vous aurez été bien sur très attentif à ne pas décharger votre propre frustration sur  votre collaborateur, qui se bat de son mieux contre l’environnement de travail hostile que constitue 1-son système informatique en mutation perpétuelle mais toujours déficient, 2-une formation inadaptée voire inexistante qui est censée avoir été dispensée, à lui et à ses collègues prestataires sans cesse renouvelés, 3-des méthodes opérationnelles inconsistantes jamais documentées et 4-les demandes, dossiers incomplets et informations erratiques que lui fournissent les clients et ses collègues, ainsi que les priorités versatiles et autres stop and go exigés par son management. Ce que le Lean considère comme les quatre cavaliers de l’apocalypse de la performance, dits les 4M comme les 4 enquiquinements. (En bon japonais, genchi genbutsu). En fait, c’est tout l’environnement de travail,  que votre entité est en charge de fournir à chaque collaborateur, et qu’elle ne lui fournit pas.  Le boulot du manager. Votre boulot à vous, votre responsabilité à vous en fait. Allez, pour voir, au bout de combien de temps votre dernier collaborateur recruté a-t-il disposé de l’ensemble de son environnement de travail ? PC, adresse mail, badge d’accès, autorisations d’accès aux environnements de test et de production, documentation complète ? Qui dans l’équipe l’a formé ? Et à quoi précisément ? Il s’en sort bien maintenant ?
Ça pique un peu, non ? Ce n’est pas vraiment vous directement. Ce sont les autres… même le badge?
Le Lean ça commence par soi-même. Si vous réservez le changement à vos seuls collaborateurs, vous faites du “lean outil”, (cf Michel Sailly) vous êtes juste en train de changer le code barre, mais pas le produit. Vous n’irez pas loin.
La philosophie Lean va commencer par créer de la frustration dans les étages de direction, (c’est encore pire que ce que l’on croyait) tout en générant du soulagement aux étages opérationnels (ils ont l’air de commencer à s’intéresser à nos vrais problèmes à nous plutôt que de nous refiler les leurs).
Et ce faisant, vous sortirez des lectures de reporting et des réunions « soposlidéologisées » (de slides soporifiques). Votre compréhension de la réalité de vos processus ne sera plus jamais la même. Pour votre plus grand bonheur, celui de vos collaborateurs et de vos clients.

« Le rôle du management consiste à répercuter les décisions du Comex et à procéder aux micros-ajustements nécessaires. Il y a des collaborateurs qui sont payés pour penser, l’encadrement et la qualité, et les autres, qui sont payés pour exécuter exactement les idées et instructions des précédents.»
Donc il suffit de cartographier puis de répartir l’activité des gens, si possible le plus automatiquement possible pour leur éviter de penser ou de se retrouver inactif, et de nommer un Chief Happines Officer. La qualité de vie au travail, c’est comme la qualité tout court, c’est trop sérieux pour le confier à des collaborateurs opérationnels interchangeables qui ont autre chose à faire, on va donc la placer tout au bout de la chaîne et bien contrôler que cela se passe comme prévu.
C’est évident, non ?
Eh bien non. Les gens ne sont pas interchangeables, tout métier s’appuie sur des savoirs, et la  qualité, et du delivery et de la vie au travail, ne sont que les deux faces de la même pièce produite.
Et le rôle du manager est de mettre en place un système auto apprenant, alimenté par les erreurs, les défauts et les difficultés de tous ordres. Organiser l’apprentissage chaque jour de ses collaborateurs, leur permettre de progresser dans les compétences que réclame l’exercice de leurs métiers complexes. Accueillir avec bienveillance l’expression d’une difficulté plutôt que d’en réclamer l’auto censure, et comprendre qui doit apprendre quoi ? C’est cela que le Lean nomme « résoudre un problème » : apprendre un geste concret. Repérer les zones de non-savoir, se battre contre l’ignorance, apprendre à faire bien,  plutôt que de chercher à faire plus vite.
Et oui, votre équipe n’est pas omnisciente, certains dans votre équipe ignorent même des connaissances dites “de base”, comme partout, et dans la plupart des entreprises, exposer cette ignorance c’est prendre le risque de se faire remercier illico, surtout quand on est prestataire. Il est là depuis un an, et il n’a pas encore compris une chose aussi simple, au cœur de son métier ? Justement, le Lean va plutôt considérer que cela fait un an qu’on lui refuse la moindre aide et la moindre chance de résoudre ce problème, la moindre chance de s’améliorer.
« On », c’est encore vous. Là ça ne pique plus, ça gratte.
Douze mois qu’il vient travailler la boule au ventre, douze mois de galère derrière l’écran de son workflow, douze mois qu’il produit douloureusement une qualité défectueuse, qu’il recommence encore et encore pour livrer, douze mois qu’on ne lui a donné droit qu’à apprendre lentement et secrètement de ses échecs, plutôt que de disposer d’un temps « légal » organisé pour recueillir un petit bout de savoir que lui considère comme indispensable à son métier. Dans l’équipe que vous managez. Est-ce toujours la faute au système ?

A votre avis combien de compétences sont nécessaires pour faire le travail correctement dans l’une de vos équipes ? 5, 10, 15 ? Et quelles sont-elles ?
De mon expérience pratique auprès de dizaines d’équipes, et de manager et de coach : entre 30 et 50 compétences. Minimum. Et de mon expérience, de nombreux dirigeants ou managers, ne sont capables d’en citer aucune d’ordre technique, rien que des postures ou des jugements : « synthétique », « ponctuel », « organisé »…ou non. Vous non ?
C’est pourtant vous qui donnez explicitement, ou refusez implicitement, le droit de dire : “je n’y arrive pas”;  “je ne sais pas”; “là j’aurais besoin d’un petit coup de main sinon je ne vais pas y arriver”. C’est cela que le Lean  nomme « tirer l’andon». Non seulement un droit, mais un devoir, dont l’usage et le respect dépendent exclusivement de vous et de la culture de votre entreprise. Votre décision à vous.
Il n’y a pas plus de petit problème que de petite expérimentation, de petit apprentissage ou de petit succès.
En France, on adore les rôles de héros, de pompier pyromane, de sauveur. Le rôle du manager traditionnel. Le vôtre jusqu’ici.
Ça pique toujours ? Alors, qu’allez-vous changer demain matin dans votre manière de manager à vous ?
Le principal levier du changement, ce n’est pas de faire changer les autres, c’est de changer soi-même. C’est le changement de sa pratique à soi. Evidemment c’est beaucoup moins confortable, mais c’est beaucoup plus efficace. A vous de choisir.

Le manager Lean se reconnait à ce qu’il fait et ne fait pas : se taire plutôt que parader, s’intéresser aux petits succès plutôt qu’aux grands concepts, se faire expliquer comment son collaborateur s’y est pris pour réussir plutôt que de lui expliquer comment faire son travail, parler en dernier après ses équipes plutôt que les assommer en un long monologue, poser une finalité chiffrée plutôt qu’une procédure, accorder au moins cinq félicitations pour un seul reproche, proposer et apporter son aide.
Il se reconnait à la manière dont fonctionne son équipe : collaborative, déterminée, passionnée par son métier et fière d’elle-même.
Il se reconnait à la manière dont son équipe se parle : sur la base des faits plutôt que de présupposés, avec le droit de contredire tout un chacun avec respect, surtout lui.
Il se reconnait aux résultats qu’elle obtient : exceptionnels, réguliers, mesurés, avec le sourire de l’équipe et sans stress inutile.
(Lu dans le Monde en 2017 : « sur 2475 managers de 96 nationalités de 20 entreprises françaises, seulement 52 % estiment que leur progression de carrière se fait en tenant compte de leur performance ». Chiffres issus d’une étude publiée dans l’ouvrage « La Prouesse française« .)
Il pratique la maïeutique socratique, accepte la réalité des problèmes et des erreurs, crée un espace-temps pour les faire résoudre par ses collaborateurs et manage par la confiance plutôt que par le contrôle…

« Mais la confiance cela se mérite” Les collaborateurs doivent d’abord faire leurs preuves. C’est évident, non ? Non ! Confusion perverse typique de la pensée tayloriste. La confiance, par définition, s’accorde sans aucune preuve. Sinon cela s’appelle en fait du contrôle, forcement a posteriori, et pas de la confiance, forcement a priori. (écouter Julia de Funès)
« Mais moi je ne suis pas comme cela, je leur fais confiance, je ne veux pas les fliquer, c’est même pour cela que je ne vais jamais surveiller comment ils travaillent ! J’ai même fait installer un babyfoot ! ». Confusion totale de la pensée managériale 3.0, qui confond autonomie et abandon, liberté et laisser faire, respect et démission, bienveillance et indifférence. Là, ça ne gratte plus, ça râpe.
En pensée et dans la pratique Lean, la performance de l’entreprise découle directement de la qualité du travail, c’est à dire du niveau d’autonomie que nous attendons de nos collaborateurs, du coaching que nous leur prodiguons, ainsi que de la reconnaissance effective que nous organisons, en tant que servant leader . De la confiance que nous donnons a chacun a priori. Ou pas.
Sacré défi en perspective, n’est-ce pas ?

1.3 Le client

“Il faut remettre le client au cœur du processus”. Tout le monde est d’accord, c’est évident, non ? Non. Le client ne demande pas du tout à se retrouver au cœur du processus, ce qui signifierait qu’il serait partie prenante à la production de sa demande. Il veut juste être livré comme prévu d’un produit sans défaut qui lui rend le service attendu avec le moins d’implication possible de sa part (lire « The Best service is no service »).

Le Lean propose de chausser véritablement les lunettes du client, en allant voir de visu comment il est servi. Au bout du process, (“le cul du camion”), pas au milieu. En l’interrogeant directement, pas par sondage électronique, mais par le collaborateur qui a produit le service. Celui dont le Lean veut qu’il comprenne les attentes du client et les impacts des défauts qui lui sont livrés, c’est le collaborateur opérationnel.
Ma demande d’ouverture de flux, de droit d’accès, de remboursement d’indemnité complémentaire maladie, d’octroi de crédit, d’indemnisation de sinistre, qui prend, allez, 90 minutes de travail tout compris, pourquoi faut-il 1 mois, 10 semaines, 6 mois pour que je la reçoive ?

 

La suite de ce billet répond aux questions :

2. Puisque c’est si simple que cela, pourquoi est-ce que nous ne le faisons pas déjà ? Le temps.

3. Concrètement qu’est-ce que vous faites de différent des autres, nous on est déjà agiles/ lean depuis 2 ans ? L’efficience.

C’est à lire ici.

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