Le Lean, ce n’est pas pour réduire les coûts !

Le Lean, ce n’est pas pour réduire les coûts !

Il n’est pas rare, pour ne pas dire qu’il est fréquent, d’entendre ou de lire que le Lean Management c’est pour réduire les coûts. À force de considérer, par mauvaise compréhension, par simplicité ou par intention explicite de convaincre, que le Lean Management se borne à la réduction des gaspillages, nombre de personnes et d’entreprises se fourvoient dans sa mise en oeuvre. Ces démarches de réduction des coûts – qui, in fine, ne font qu’utiliser certains outils du Toyota Production System – ont une durée de vie limitée avec des conséquences souvent néfastes sur les collaborateurs et les entreprises elles-mêmes.

Non, le Lean Management, ce n’est pas pour réduire les coûts, mais pour résoudre les problèmes des clients (leurs attentes) tout en utilisant le système de production (TPS) et le système de management (Toyota Way) de Toyota pour développer les compétences techniques et de leadership des personnes.


Gaspillages

Il existe de nombreuses démarches prétendument Lean s’intéressant uniquement aux gaspillages dans les processus opérationnels. Certes, dans la culture Lean, on trouve les fameux muda et les 7 familles de gaspillage, mais on y trouve également les mura et les muri, tout aussi importants mais moins connus alors qu’ils sont souvent la cause des muda !

Comme l’écrit Jim Womack en 2006 dans un article sur le Lean Enterprise Institute :

Ayez un regard attentif sur vos « Mura » et « Muri » lorsque vous commencez à vous attaquer à votre « Muda ».

Se focaliser sur les coûts en regardant uniquement les gaspillages, et vouloir les réduire, c’est avoir une vision de l’entreprise exclusivement nombriliste ! C’est en arriver à détecter et supprimer ce qui a priori fait perdre du temps et de l’argent à l’entreprise et, dans les cas les plus extrêmes, réduire le nombre de personnes opérationnelles pour faire la même chose. Eurêka, les gaspillages ont été en grande partie supprimés… et l’indicateur d’efficience des ressources (taux d’occupation des personnes) se porte mieux (lire Le Lean en Clair, résoudre le paradoxe de l’efficience de Niklas Modig et Pär Åhlström) ; mais ce n’est pas du Lean !

Alistair Cockburn a eu cette phrase au Lean Digital Summit 2019 :

Not twice the work in half the time but more value from less work.

Il a bien raison ! La finalité – y compris celle du Lean Management – n’est pas de faire travailler plus les personnes dans un temps moindre (ce qui revient à optimiser les ressources : efficience des ressources), mais bien de faire en sorte que les personnes travaillent – sur une même journée – de plus en plus sur la valeur ajoutée pour les clients. Le livre Le Lean en Clair, résoudre le paradoxe de l’efficience, cité précédemment, est très explicite sur ce sujet.

Les personnes tirant les ficelles de ces démarches de réduction des gaspillages sont en général très orientées chiffres et ne pratiquent que rarement (jamais ?) le terrain. Taiichi Ohno a eu cette phrase à leur égard :

People who can’t understand numbers are of limited use. The Gemba where numbers are invisible is bad. However the people who only look for numbers are the worst of all.

J’ai vu de multiples tableaux de bord de réduction des coûts – les fameux savings – pour mesurer les prétendues économies réalisées. Je ne compte plus le nombre de fois où ces chiffres ont été manipulés pour rentrer dans les clous alors que finalement peu de choses ont changé sur le terrain (les fameux indicateurs pastèques). Mais tout va bien, les tableaux sont au vert et la direction est contente. La bise hivernale passe et la nature reprend ses bonnes habitudes.

Attentes du client = valeur

Ce qu’oublient – volontairement ou non – ces entreprises, c’est que toutes les techniques Lean doivent être utilisées du point de vue du client. La valeur dont parle Alistair Cockburn est bien sûr la valeur produite pour les clients.

Si l’on ne connaît pas les attentes de ses clients, il est impossible pour une entreprise de connaître ses principaux gaspillages. En effet, les gaspillages vus du nombril de l’entreprise ne sont pas forcément ceux vus du client. Et s’attaquer à réduire les gaspillages identifiés en se regardant le nombril aura des conséquences négatives – voire désastreuses – sur les clients et sur les salariés de l’entreprise. C’est ainsi qu’apparaissent des articles de presse dénigrant le Lean Management alors que les manières de faire n’en sont que des ersatz.

Comme l’explique Jeffrey Liker dans Le Modèle Toyota : 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise, pour Toyota – et donc le Lean Management :

[…] le client est le point de départ du TPS, qui s’interroge sur la valeur apportée en se plaçant dans la perspective du client. Parce que la seule chose qui accroît la valeur dans quelque processus que ce soit – fabrication, marketing ou développement – est la transformation, physique ou sous forme d’information, du produit, du service ou de l’activité en quelque chose que le client attend.

C’est une approche totalement à l’opposé de la suppression des gaspillages par les entreprises qui vise «simplement à identifier, recenser et éliminer le gaspillage de temps et d’effort dans les processus de fabrication existants», comme l’ajoute Jeffrey Liker.

J. Womack et D. Jones, dans leur ouvrage Système Lean : penser l’entreprise au plus juste (en anglais Lean Thinking) décrivent 5 principes concernant tous la valeur :

  1. Spécifier la valeur du point de vue du client final ;
  2. Identifier la chaîne de valeur et éliminer toutes les étapes sans valeur ajoutée ;
  3. Organiser les étapes à valeur ajoutée restantes au sein d’un flux continu de manière à garantir la progression sans interruption du produit vers le client ;
  4. Une fois le flux mis en place, laisser le client tirer la valeur en amont à partir de chaque activité ;
  5. Une fois les étapes 1 à 4 réalisées, le processus recommence et se poursuit jusqu’à atteindre une état de perfection, dans lequel il y a création d’une valeur parfaite, sans gaspillage.

Avec cette lecture de la valeur ajoutée, il est plus aisé de comprendre les propos de Taiichi Ohno dans son livre Taiichi Ohno’s Workplace Management :

This is not done by making workers slave away, to use a bad expression from the olden days, or to generate a profit by pursuing low labor costs, but by using truly rational and scientific methods to eliminate waste and reduce cost.

Les auteurs du livre Le Lean en clair, résoudre le paradoxe de l’efficience n’en disent pas moins

Pour résoudre le paradoxe de l’efficience, on peut adopter une stratégie appelée «Lean», focalisée sur le flux et la création d’organisations qui rappellent une course de relais efficace. Il s’agit de prendre de la hauteur afin d’éviter la réflexion compartimentée et de se focaliser sur les besoins réels des clients.

En comparant les attentes des clients et les processus de l’entreprise, on découvre des écarts à résoudre comme le précise John Shook dans le livre d’Art Smaley Four types of problems

It is our duty to solve them effectively and efficiently to create better value-creating processes for our customers.

Lean = apprentissage

Réduire les gaspillages n’est qu’une pratique du Lean Management. Les auteurs (Ballé, Jones, Chaize et Fiume) de La Stratégie Lean expliquent tout au long de leur livre qu’

Un système Lean, comme nous l’avons appris de Toyota, est un ensemble d’activités apprenantes interdépendantes, à explorer sur le lieu de travail.

Ils précisent qu’avec le Lean Management

Nous apprenons ensemble quand nous apprenons à confronter nos problèmes et à nous soutenir sans déni ou reproche. Nous remontons nos manches, réfléchissons à la situation et tentons plusieurs voies d’amélioration grâce à la contribution de chacun. Le véritable apprentissage ne se limite pas à apprendre à faire mieux ce que nous savons déjà faire. Il s’agit également de découvrir que nous devons apprendre ce que nous ne savons pas encore. Apprendre plus rapidement ensemble requiert un environnement de confiance et d’initiatives qui se nourrit de retours rapides, même lorsqu’à chaud cela peut passer pour de la critique (ce qui n’est pas le cas). L’apprentissage requiert des esprits ouverts et curieux bien sûr, mais également des cœurs généreux.

Jeffrey Liker dans The Toyota Way Fieldbook nous indique

From the beginning, the Toyota Production System has been about learning by doing. Anyone who has participated in or led a kaizen event experiences the intensity of the experience and the intensity of the learning.

Et de préciser

The real value of the event is not the money saved that week, but the potential for learning and cultural change.

En Lean Management, l’apprentissage s’appuie, entre autres, sur les Standard Lean, pour former et stabiliser avant d’améliorer, comme le rappelle Jeffrey Liker :

Chez Toyota, la standardisation est la base de l’amélioration continue, de l’innovation et du développement des employés.

Conclusion

Pour conclure, je reprendrai les propos de Michael Ballé dans l’article de l’Institut Lean France Commençons par arrêter le sabotage :

L’approche lean commence par l’orientation sur la continuité de la satisfaction client. Tous les jours, on s’occupe des clients, et on y regarde à deux fois avant de s’embarquer dans des restructurations, consolidations, changements de système d’information et ainsi de suite qui vont interrompre la continuité de la satisfaction.

Je finirai par le très bon article de Jeff Liker, Busting Lean Myths with Jeff Liker, et sa réponse au 1er mythe « Lean is primarily about doing more with less, which means reducing cost. It’s an efficiency programme. » :

Lean is about engaging people, developing people to do great things and that could be anything, it could be quality of service, safety or morale. If you limit yourself to efficiency then you’re not going to get the full benefits of lean. 

Et vous, avez-vous un focus sur les gaspillages de votre entreprise ou cherchez-vous à résoudre les problèmes de vos clients ?